l’école ionienne, reproche à Thalès d’avoir confondu les principes ou ἀρχαί avec les élémens ou στοιχεῖα, les élémens étant l’eau, le feu, la terre, l’air, les principes étant quelque chose de plus général et d’impérissable, comme les nombres. La distinction faite ici par le penseur grec, pour être philosophique et profonde, n’en est pas moins, au point de vue de la linguistique, du même ordre que les distinctions citées plus haut. Par une aperception immédiate, les deux mots, jusque-là synonymes, ont été différenciés. Mettrons-nous les faits de ce genre en dehors de l’histoire du langage ? Nous risquerions d’en retrancher le côté le plus important. L’histoire du langage est une série de répartitions. Il ne s’est point passé autre chose à l’origine des langues. Il ne se passe point autre chose aux premiers bégaiemens de l’enfant, car c’est par répartition qu’il applique peu à peu à des objets distincts les syllabes qu’il promène d’abord indifféremment sur tous les êtres qu’il rencontre.
Voyons maintenant quelques effets de la répartition dans une période ancienne de nos langues.
La racine man semble avoir servi, dans le principe, à nommer confusément toutes les opérations de l’âme, car nous la trouvons exprimant la pensée (mens), la mémoire (memini, μέμνημαι), la passion (μένος), et même peut-être la folie (μανία). Mais une psychologie moins rudimentaire a introduit de l’ordre dans ce mélange, gardant quelques mots, en élaguant d’autres pour les remplacer par des synonymes, donnant enfin à chacun son domaine spécial. Un tel rangement ne s’est point fait au hasard : ce serait le lieu de reprendre, avec une force particulière sur ce terrain purement humain et historique, toute l’argumentation de Fénelon.
Personne aujourd’hui ne songerait à nommer du même mot deux idées aussi différentes que le plaisir des sens et le plaisir idéal causé par le sentiment tout intime de l’espérance. Cependant il y a eu un temps où la même expression servait pour les deux idées. Le grec, de cette racine, a tiré une série de mots qui expriment l’espoir : ἐλπίς, ἐλπίζω, ἔλπομαι. Le latin en a pris les mots qui marquent le plaisir : volupe, voluptas[1]. Des deux côtés, l’idée restée sans représentant a trouvé d’autres symboles : ἡδονή (de ἥδομαι, « goûter ») est devenu le nom du plaisir en grec,
- ↑ Le verbe ἔλπω commençait par υ ou un ϝ, comme on le voit par le parfait ἔολπα (pour ϝέϝολπα).