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où la personne qui parle se donne des ordres à elle-même, cela n’a rien que de conforme à la nature du langage[1]. Cette première personne dit plus brièvement ce qui est exprimé en d’autres langues d’une façon plus ou moins détournée. Le français emploie le pluriel. Les bergers de Virgile s’interpellent à la seconde personne :

Insere nunc, Melibœe, piros ; pone ordine vites !

On doit comprendre maintenant pourquoi il a toujours été si difficile de donner une définition juste et complète du verbe. Ce sont encore les anciens qui y ont le mieux réussi. Les modernes, en définissant le verbe « un mot qui exprime un état ou une action », laissent échapper une grosse partie de son contenu, — la partie la plus délicate et la plus caractéristique.

Si, des modes et des temps, nous passons aux personnes du verbe, les choses deviennent encore plus frappantes.

L’homme est si loin de considérer le monde en observateur désintéressé, qu’on peut trouver, au contraire, que la part qu’il s’est faite à lui-même dans le langage est tout à fait disproportionnée. Sur trois personnes du verbe, il y en a une qu’il se réserve absolument (celle qu’on est convenu d’appeler la première). De cette façon déjà il s’oppose à l’univers. Quant à la seconde, elle ne nous éloigne pas encore beaucoup de nous-mêmes, puisque la seconde personne n’a d’autre raison d’être que de se trouver interpellée par la première. On peut donc dire que la troisième personne seule représente la portion objective du langage.

Ici encore il est permis de supposer que l’élément subjectif est le plus ancien. Les linguistes qui ont essayé de décomposer les flexions verbales devraient s’en douter : tandis que la troisième personne se laisse assez bien expliquer, la première et la seconde personne sont celles qui opposent le plus de difficultés à l’analyse étymologique.

Une observation analogue peut être faite sur les pronoms. Il n’a pas suffi d’un pronom « moi » : il a fallu encore un pronom spécial pour indiquer que le moi prend part à une action collective. C’est le sens du pronom « nous », qui signifie moi et eux,

  1. On s’est demandé si cette première personne en ni est ancienne ou si elle est une acquisition relativement récente. Sa présence en zend, où elle a, au moyen, une forme correspondante en , peut faire croire qu’elle est ancienne. Nous aurions ici un débris archaïque qui, ne se rattachant plus à rien, a disparu de l’usage.