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en triomphe. Je ne veux pas dire toutefois que le cours du temps ne puisse amener de telles difficultés que les générations nouvelles n’en soient déconcertées. Mais alors, comme on l’a vu, l’intelligence populaire s’en tire de la façon la plus simple : elle fait disparaître la difficulté par voie d’analogie, d’unification, de suppression. Comme le peuple, en cette matière, est à la fois l’élève et le maître, ce qu’il change, ce qu’il unifie, ce qu’il abrège, devient la règle de l’avenir.

Nos langues modernes, moins encombrées d’appareil formel, n’en sont cependant pas affranchies. La complication s’est, en outre, portée sur un autre point. Il s’agit d’apprendre à employer des mots presque vides de sens, mots tellement abstraits et « serviles » qu’on peut toute sa vie en ignorer l’existence, tout en les mettant à la place convenable. C’est là qu’on observe une intelligence passée à l’état d’instinct, pareille à celle qui guide les doigts de l’ouvrière en dentelles, remuant, sans les regarder, ses fuseaux. S’il fallait énumérer et expliquer tous les emplois de nos prépositions, on ferait un volume. Le dictionnaire de Littré, pour le seul mot à, n’a pas moins de douze colonnes[1]. Cependant le peuple se retrouve sans difficulté dans cet apparent chaos. Ce n’est point, nous l’avons vu, grâce à une notion plus ou moins nette de la valeur du mot : pas plus que les linguistes, il n’en saurait donner une définition qui convînt à tous les emplois. C’est grâce à un certain nombre de locutions que la mémoire retient et qui servent de modèles. Ainsi se maintiennent et se propagent les tours de la langue : l’invention travaille toujours sur un fonds déjà existant.

A qui n’est-il pas arrivé d’admirer les tours imprévus de la langue populaire? Outre le plaisir qu’on a toujours en présence d’une trouvaille, ces rencontres ont encore l’avantage de laisser voir les chemins par où l’intelligence a passé. C’est surtout aux heures où quelque passion échauffe l’intelligence et en augmente la force, qu’on peut observer ces improvisations du moment.

L’intelligence humaine tire du langage, pour les opérations de tous les jours, les mêmes services que nous tirons des chiffres pour le calcul. C’est une conséquence de l’infirmité de notre entendement,

  1. « La malechance de l’ordre alphabétique voulut que, pour mon début, j’eusse à traiter la préposition à, mot laborieux entre tous et dont je ne me tirai pas à ma satisfaction. » Littré, Comment j’ai fait mon Dictionnaire.