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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/842

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mots, ni de construire une phrase selon une grammaire qui me serait propre ? Nous avons montré que cette limitation de la liberté tient au besoin d’être compris, c’est-à-dire qu’elle est de même sorte que les autres lois qui régissent notre vie sociale. C’est vouloir tout confondre que de parler ici de loi naturelle... Averti par l’exemple, j’ai évité les comparaisons tirées de la botanique, de la physiologie, de la géologie, avec le même soin que d’autres les recherchaient. Mon exposition en est plus abstraite, mais je crois pouvoir dire qu’elle est plus vraie.

Je ne veux pas être injuste pour la théorie qui, non sans éclat, avait classé la linguistique au rang des sciences de la nature. En un temps où ces sciences jouissent à bon droit de la faveur du public, c’était un acte d’habile politique. C’était aussi faire un devoir aux linguistes d’apporter à leurs observations un redoublement d’exactitude. Enfin cette idée contenait précisément la somme de paradoxe nécessaire pour frapper la curiosité. Si l’on avait dit : développement régulier, marche constante, personne ne s’en serait soucié. Mais lois aveugles, précision astronomique — l’attente générale était mise en éveil.

Je ne crois pas cependant me tromper en disant que l’histoire du langage, ramenée à des lois intellectuelles, est non seulement plus vraie, mais plus intéressante : il ne peut être indifférent pour nous de voir, au-dessus du hasard apparent qui règne sur la destinée des mots et des formes du langage, se montrer des lois correspondant chacune à un progrès de l’esprit. Pour le philosophe, pour l’historien, pour tout homme attentif à la marche de l’humanité, il y a plaisir à constater cette montée d’intelligence qui se fait sentir dans le lent renouvellement des langues.


MICHEL BREAL.