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PIERRE LE GRAND
ET SON DERNIER BIOGRAPHE

Que Pierre le Grand ait été un homme extraordinaire, l’un des souverains les plus étonnans qui aient paru dans l’histoire, personne n’en doute. Qu’il n’ait pas été de la race des grands hommes aimables, des César et des Henri IV, qu’il ait mêlé à ses vertus de grands vices, qui n’avaient rien d’attrayant, que cet emporté, ce brutal, ce débauché déconcerte par momens l’admiration de la postérité, tout le monde en tombe d’accord. Il est d’autres points plus controversés. On peut se demander si l’œuvre accomplie par ce réformateur despotique et violent fut plus bienfaisante que fâcheuse.

En Russie cette question a été plus d’une fois agitée. Les slavophiles estiment qu’en inoculant à son peuple le vaccin de la culture occidentale, il l’a détourné de ses véritables destinées, qu’il l’a empêché de se donner une civilisation vraiment nationale, plus appropriée à ses besoins, à son caractère, à son tempérament, que, selon le mot du poète et historien Soumarokof, on ne fait pas le bonheur des ours en les changeant en singes. C’est ainsi que de son vivant en jugeaient la plupart de ses sujets. Ils se plaignaient qu’admirateur passionné de l’Occident, il les eût contraints, à coups de marteau et à coups de hache, de subir la loi de l’étranger. « Quel Tsar est celui-ci ? s’écriait en 1698 un détenu, Vanka Borliout. C’est un Turc ! Il mange de la viande le mercredi et le vendredi, et se fait servir des grenouilles ! » « Il n’est pas possible, disait-on encore, que cet homme, pour lequel rien ne paraît sacré de ce qui a fait pendant des siècles la foi et la vie de la sainte Russie, soit né d’un homme et d’une femme russes. Ce doit être le fils d’un Allemand… Ou bien c’est peut-être l’Antéchrist. » En 1718, une sédition éclate dans un village sur la route de