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les ordres ; et, dans les loges étrangères, entre Allemands, Anglais, Américains et indigènes, contre l’Espagne, plus ou moins consciemment s’entretenait le malentendu et se préparait la rébellion. Peu à peu, à mesure que les naturels, par la seule force de leur nombre, y prenaient la prépondérance, la franc-maçonnerie se transformait et devenait le Katipunan[1], vaste association qui se proposait pour objet de secouer le joug des moines et le joug de la métropole, inséparablement, indissolublement unis dans une même haine ; l’arme, dont Malcampo et Mendez Nuñez avaient voulu placer la garde dans la main de l’Espagne et diriger la pointe contre des puissances rivales, se retournait ; c’étaient les Tagals à présent qui en tenaient la poignée, et ils en menaçaient l’Espagne.

Ils étaient venus à la franc-maçonnerie, poussés sans doute par l’attrait du mystère, inné dans l’homme, — et irrésistible pour l’homme primitif chez lequel rien ne le combat, — qui le fait s’éprendre surtout de ce qu’il ne peut comprendre. Ce formulaire, cette mimique, ces simagrées et ces grimaces, la fausse horreur de ces épreuves, tout ce qui rend aujourd’hui on Europe une telle institution parfaitement ridicule, bien loin d’en détourner l’Indien des Philippines, devaient être et ont été sur lui autant de prises sûres. En s’affiliant à la secte, il n’a pas d’ailleurs répudié le catholicisme, de même qu’en adoptant jadis le catholicisme, il n’avait pas rejeté les superstitions héréditaires : il n’a fait qu’ajouter ce troisième ordre de mystères aux deux autres ; il les a mêlés en ses Anting-anting, en ses amulettes, où l’on voit à la fois quelqu’une des anciennes idoles[2], le Sacré-Cœur de Jésus, le triangle symbolique avec l’œil grand ouvert, et où à tous les noms de la Trinité font pendant les noms de tous les démons. C’est donc par là, par son appareil, par sa mise en scène que la franc-maçonnerie a séduit et captivé les indigènes ; mais, si peu éclairés qu’ils soient, ils ne sont pas assez inintelligens ni d’instinct assez anarchique pour ne pas avoir bientôt aperçu le parti qu’ils en pouvaient tirer.

A force de se rencontrer pour les « tenues » et les cérémonies,

  1. Voyez le livre de don J. Castillo, El Katipunan. Les membres de cette association secrète ont parfois signé leurs méfaits. On a trouvé, dans des cases incendiées, un morceau de papier cloué à une poutre, avec la marque K. I K. et au-dessous I K I qui, parait-il, est le timbre du Katipunan.
  2. La Epoca, dans son supplément illustré du dimanche 20 mars 1897, a reproduit deux de ces Anting-anting, trouvés sur des cadavres d’insurgés.