sorte d’expropriation préalable : effectuée sans ménagemens, elle eût révolté la population et causé de grands maux. Les Lyonnais ont fait de leur mieux pour concilier les devoirs et les charges du passé avec les exigences du progrès : à la fois bienfaisans et hardis, inaccessibles au découragement, ils n’avaient pas néanmoins devant eux la table rase où Moscou a pu édifier de toutes pièces l’usine modèle, et malgré leur activité, leur énergie et leur talent, ils ne pouvaient empêcher leurs jeunes rivaux d’avoir sur eux les avantages de la jeunesse. Ils ont dû perdre du terrain sur certains points afin de se maintenir sur d’autres, envoyer teindre leurs soies de couleur en Allemagne, puis acheter en Suisse leurs machines et leurs métiers les plus perfectionnés ; mais à leur tour les soieries russes, allemandes, italiennes, suisses, américaines, sont menacées comme les nôtres par celles du Japon, en attendant celles de la Chine. J’ai sous les yeux des échantillons de soieries japonaises qu’un acheteur de goût douteux prendrait pour des tissus d’Europe. Les Japonais, en effet, dédaignent maintenant l’article oriental et s’appliquent à produire l’article de Paris : ils nous prennent nos métiers, nos inventions, nos contremaîtres et nos dessins. Un peintre de mes amis, à Paris, a reçu des offres significatives. Deux Japonais sont venus lui commander une série de panneaux décoratifs : « Pour quoi faire ? » a-t-il demandé. « Pour les imprimer sur nos tissus », lui répondirent les messagers.
Tisser en effet des étoffes européennes de coton, de laine ou de soie, employer même d’autres substances plus économiques et, comme les Indes, fabriquer des toiles de jute ou bien des nattes, ce n’est pas assez ; il faut que l’acheteur ait l’illusion d’une marchandise européenne. Et comment ne l’aurait-il pas ? Paris organise lui-même la contrefaçon. Nos étoffes sont encore sur le métier, que les dessins d’après lesquels on les fait pénètrent dans les ateliers de nos concurrens les plus proches. Ceux-ci n’ont pas d’efforts à faire : il existe un commerce qui consiste à les tenir au courant de toutes nos nouveautés ; c’est de notre main même qu’ils reçoivent, par abonnement, un service régulier d’échantillons, parmi lesquels ils ne choisissent, afin d’être sûrement d’accord avec le goût français, que les dessins acceptés par nos premières maisons, celles qui font la mode ; après quoi, suivant l’expression d’un Lyonnais, ils n’ont qu’à « fabriquer des kilomètres » de l’étoffe que nous nous sommes donné le mal de