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ou de l’État pour les retenir dans leurs fonctions anciennes et les enfermer dans les vieux cadres sociaux échoueront également. Une partie de la noblesse ira se fondre dans la bourgeoisie nouvelle, pendant que nombre de paysans viendront grossir la classe ouvrière. Aux nouveaux besoins de la Russie moderne, il faut des hommes nouveaux et de nouveaux groupemens sociaux. Les anciens compartimens traditionnels aux cloisons rigides sont devenus trop étroits. C’est ici le cas de se souvenir d’une maxime de l’Évangile, à tort oubliée de trop de Russes : « On ne verse pas le vin nouveau dans de vieilles outres. » L’industrie et les grandes réformes sont les deux forces qui, tôt ou tard, feront éclater les anciennes outres moscovites.

Ils faisaient un rêve naïf, les patriotes de Moscou qui rêvaient, pour la Sainte Russie, d’une puissante industrie sans autres instrumens que de pieux et dociles moujiks, attachés, éternellement, au mir et au village natal. Songe vain, de beaux esprits chimériques, plus difficile peut-être à réaliser que les bucoliques visions des poètes et les mondaines églogues des peintres aux bergers enrubannés I La grande industrie ne se plaît pas aux rustiques idylles. C’est une maîtresse exigeante qui veut un personnel entièrement à elle ; et ce personnel, la fabrique le prend aux champs et au mir.

Le mir, après tout, ne lui en devrait pas savoir mauvais gré. En leur enlevant une partie de leurs membres, il se peut que l’industrie assure aux communautés de village une existence plus facile et plus longue. Déjà, en maintes contrées, nous l’avons dit, le mir doit se reconnaître impuissant à tenir les promesses témérairement faites en son nom. Les communautés de village n’ont pas su garantir, à chaque homme ou à chaque ménage, un lot de terre qui lui permette de vivre sur son propre champ. La fabrique, en prenant à sa charge une partie de la population, mettra le reste plus à l’aise sur les champs de la communauté. Le moujik devenu ouvrier laissera des terres libres pour les futurs partages du mir. Or, nous l’avons montré, les communes russes manquent déjà souvent de terres[1]. Elles pourraient, semble-t-il, recourir à une culture intensive, à une culture au moins plus savante ou plus rationnelle ; mais toute culture intensive est presque impossible avec le manque de capitaux et avec

  1. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier, livre VIII, ch. VII.