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LES LUTTES ENTRE L’ÉGLISE ET L’ÉTAT.

Jusqu’à la Révolution française, il semblait que le premier devoir d’une société fût de pourvoir à ses intérêts généraux, et que le premier bien à assurer à ces intérêts fût la stabilité. C’est pour eux que le peuple était réparti en classes hiérarchisées et en corporations permanentes, chacune ayant à perpétuité charge d’un service public, et en récompense jouissant d’avantages particuliers que lui reconnaissaient toutes les autres. C’est le règlement de ces avantages qui formait la matière des rivalités entre ces corps, et comme ils se savaient tous nécessaires à la vie commune, leurs luttes n’étaient que des querelles de frontières. Les droits de l’homme étaient sa part des avantages reconnus à sa caste ; ses efforts pour améliorer cette part s’exerçaient au nom et au profit de sa classe : ainsi l’égoïsme individuel, transformé en esprit de corps, trouvait dans l’organisation sociale une direction et un frein. La liberté de ce temps avait un double caractère : considérait-on sa nature ? elle était la jouissance d’avantages pratiques, précis et limités. Considérait-on ses ayans droit ? elle était un bien collectivement conquis, possédé et défendu par chaque corps.

L’imperfection d’une structure d’ailleurs si solide était de laisser une place trop étroite et indistincte à l’individu. Subordonné jusqu’à être sacrifié à l’intérêt de son ordre ou de sa corporation, il ne trouvait que dans la puissance de l’ordre ou de cette corporation prospérité et indépendance. Ni l’une ni l’autre ne manquèrent tant que ces corps, demeurés autonomes et gouvernés par leurs chefs naturels, obéirent à l’instinct de la conservation. Mais cette autonomie fut peu à peu détruite : la royauté, au lieu de rester le lien qui unit, devint le lien qui étouffe. Quand l’autorité, jusque-là exercée par chacun de ces corps au profit de leurs membres, se trouva confisquée par le monarque et dans son seul intérêt, pour le sujet la soumission devint sans récompense et sans espoir. Il sentit au-dessus, au-dessous, autour de lui, la poussée de forces autrefois protectrices le presser, l’étouffer, le réduire à rien. Pour trouver l’air respirable et par un effort suprême, il brisa toute l’antique organisation, comme un enseveli vivant ferait éclater son cercueil.

L’homme s’en échappa, emportant sur ses lèvres ce baiser froid de la mort ; il y abandonna comme un linceul l’humilité confiante qui, lui rendant sacrées les coutumes reçues et les institutions établies, lui avait fait préférer les volontés des autres à sa