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finale achève le contraste entre l’œuvre et ce que Taine appelait « le moment ». Si douloureuse qu’ait été cette période de la vie de Beethoven, sa musique n’en a rien trahi, et cette fois le génie du maître n’a pas voulu servir son désespoir.

Deux ans plus tard, en 1804, le trait le plus saillant, le fond et comme l’essence de sa nature morale se révèle dans la troisième symphonie, l’Héroïque. Elle est la seconde œuvre de Beethoven qu’il ait lui-même intitulée. La première est la sonate Pathétique. On sait de quel héros Beethoven s’était inspiré ; on sait également qu’après avoir consacré son œuvre au premier Consul, il la reprit à l’Empereur. Aussi bien elle ne pouvait appartenir à un seul, si grand qu’il fût. La symphonie Héroïque est capable de l’humanité tout entière. Représentative de tous les héros, elle l’est d’abord de celui que fut Beethoven. « Le héros, a dit profondément Carlyle, peut être poète, prophète, roi, prêtre, selon l’espèce de monde dans lequel il se trouve naître. Je le confesse, je n’ai aucune connaissance d’un homme vraiment grand qui n’eût pu être toutes sortes d’hommes. Le poète qui ne pourrait que s’asseoir sur une chaise et composer des stances, ne ferait jamais une stance de grande valeur. Il ne pourrait chanter le guerrier héroïque, s’il n’était lui-même au moins un guerrier héroïque aussi[1] ». Beethoven l’a été lui-même, cet héroïque guerrier. Il l’a été plus que tout autre grand musicien. Beethoven a été ce héros chaque jour, à toute heure d’une vie disputée sans relâche à la douleur et au désespoir. Il a eu « le grand cœur, l’œil clair qui voit profondément. » Il a eu aussi la grande âme qui veut invinciblement. En ses admirables pages sur la musique à propos du héros-poète, si Carlyle n’a pas nommé Beethoven, c’est à Beethoven qu’il fait penser. Il semble que ce soit de Beethoven qu’il parle, et qu’à Beethoven, au seul Beethoven, il applique cette belle définition : « une âme de héros qui a pris forme de musicien. »

S’il convient d’étendre à toute espèce d’héroïsme le sens psychologique et moral de la troisième symphonie, il ne faut pas la tenir pour la seule ni peut-être même pour la plus héroïque des compositions de Beethoven. Sonates, quatuors, symphonies, concertos, l’œuvre entier de Beethoven est traversé d’un souffle de victoire et comme d’un claquement de drapeaux. Mais la première

  1. Thomas Carlyle, les Héros. — Traduction et introduction par M. Izoulet-Loubalières ; Paris, Colin et C°, 1890.