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avec hardiesse sans s’exposer au danger de réaliser des abstractions. Il a pu créer des types politiques : la Monarchie, la République, la Tyrannie, qui dépassent la mesure des gouvernemens particuliers et dans leur essence valent pour tous les temps. Il s’est élevé jusqu’aux idées qui dominent la réalité, et dont les sociétés ne sont que les formes passagères et sitôt défaillantes. Il est à égale distance d’un Montaigne et d’un Rousseau. Montaigne avait aperçu cette diversité des coutumes et cette différence nécessaire des institutions ; il en concluait que la Fortune est reine du monde et le caprice maître des lois. Montesquieu prend contre lui le parti de la certitude et maintient la foi dans le pouvoir régulateur de la raison universelle. « La loi en général, écrit-il aux premières pages de V Esprit des Lois, est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. » Il ajoute aussitôt : « Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. » C’est réfuter par avance l’erreur de Rousseau et des théoriciens de la Révolution qui fabriqueront pour le monde moderne tout entier une constitution uniforme, calquée sur le régime des cités antiques. Mais nous-mêmes, tous les jours, nous n’oublions que trop ce grand principe de la différence des institutions que ses voyages avaient enseigné à Montesquieu et dont la réflexion avait fait pour lui un dogme. Car depuis que nous avons coupé les attaches solides qui nous reliaient à notre passé, nous errons à l’aventure ; et de même que nous essayons sans cesse de nouvelles formes de gouvernement, de même on essaie d’imposer tour à tour à notre société des formes empruntées de toutes pièces aux pays étrangers. On ne jurait hier que par les idées allemandes, on ne jure aujourd’hui que par les idées anglaises. À ces transplantations violentes comme à l’application des systèmes tout faits des théoriciens, il y a même danger : car dans les deux cas se trouve pareillement violé le même principe fondamental : c’est que l’état politique et social d’une nation doit à chaque moment de sa durée être l’expression de tout son développement antérieur.


RENE DOUMIC.