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mourir. Mais Daniel est de plus en plus faible et ne peut être sauvé que par cette opération qu’on appelle la transfusion du sang. Marthe offre le sien. L’opération réussit. Daniel semble renaître. Il sent qu’il serait tout à fait sauvé s’il épousait Marthe. La grand’mère décide la jeune fille à ce mariage et la contraint d’envoyer à l’autre frère une lettre de rupture. — Mais, dans une fête que l’on donne à l’occasion de ses fiançailles, Daniel apprend que Maxime était l’amant de Marthe. Alors, pour rejeter le sang qu’il tient d’elle, il arrache son pansement, se taillade le bras à coups de couteau, et meurt.

Cette histoire vaut ce qu’elle vaut ; mais, telle qu’elle est, elle n’a assurément pas l’air d’une ballade ni d’un conte du cycle d’Arthur. Elle tient, par des points nombreux, à la réalité d’aujourd’hui. L’un des deux frères est un industriel, comme les héros des drames et des romans bourgeois. La vie d’une usine et d’un port de mer est mêlée à tout le premier acte. La vie d’un hôtel de voyageurs, Suisse ou Tyrol, est mêlée au second. Puis, c’est une fête dans un parc, avec des lampions, et des « invités », comme dans une comédie du Gymnase. Le centre du drame est une opération chirurgicale. Le tout, cuisiné selon les procédés ordinaires par quelque « habile dramaturge », pouvait donner une pièce à la fois banale et brutale, pas ennuyeuse.

Or, — et c’est l’originalité de M. Henry Bataille, — de cette réalité plutôt vulgaire, il a surtout tiré du rêve. Ce sujet, bon pour quelque disciple de Scribe (il y en a encore et il y en aura toujours), il a eu l’idée de le traiter comme il avait fait la Lépreuse, conte triste et lointain d’une Bretagne de légende. Il a intitulé cela « tragédie », en quoi il s’est peut-être légèrement mépris. Il a su toutefois indiquer par-là sa volonté de simplification quant à l’extérieur du drame, et que les combinaisons de faits n’étaient pas pour lui le principal. — L’essentiel de la tragédie est d’exprimer des sentimens forts et des passions profondes et véhémentes : le principal objet de l’auteur de Ton Sang est d’exprimer le rêve, c’est-à-dire quelque chose de moins violent et de plus subtil que la passion, mais qui en est, souvent, comme le prolongement en nous et le retentissement un peu assoupi. C’est le moment où le délicat travail de l’imagination, à force d’affiner et de nuancer la souffrance et d’en lier la sensation première à des impressions esthétiques, la change en langueur et en une sorte de volupté triste. — M. Henry Bataille a d’ailleurs très bien vu que ce qui peut produire le rêve, ce n’est pas seulement le spectacle de la nature, forêts, lacs, clair de lune, ni l’Amour, ni la Légende : le rêve peut être provoqué par l’appareil même de la vie contemporaine et de la civilisation