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LE DÉSASTRE.

La vieille Lisbeth lui présenta un plat d’épinards au maigre, spécialement préparés pour lui, à cause du vendredi.

La grand’mère Sophia hochait la tête. Elle n’avait pas vieilli, toujours droite, portant haut sa tête placide sous le bonnet à coques. Elle dit au Père :

— Nous avons eu ce matin des nouvelles d’André et de Maurice. Ils vont bien.

— Deux de nos meilleurs élèves, reprit le Père Desroques. Ils feront honneur, j’en suis sûr, à Saint-Clément et à l’armée.

Du Breuil regardait Anine. Elle sourit avec fierté, en entendant parler de ses frères. Elle ne ressemblait plus à la petite fille frêle d’autrefois. Avec ses yeux bleus, ses beaux cheveux dorés, elle avait une beauté pensive, un charme grave. Silencieuse, réfléchie, d’un grand bon sens, l’âme pure et haute, c’était bien une Lorraine, une vraie fille de Metz. Une grâce virginale parait ses vingt-cinq ans épanouis.

— Ah ! mes grands ! soupira Mme Bersheim.

Elle avait beau être chrétienne, cela lui déchirait le cœur, de songer au péril couru par ses fils. André, lieutenant de cuirassiers, Maurice, sergent-major de zouaves, l’un dans la division Duhesme, l’autre dans la division Ducrot, écrivaient de Strasbourg, où le maréchal de Mac-Mahon venait d’arriver.

— Mac-Mahon ! s’écria Bersheim, voilà un homme !

Du Breuil, arrivé la nuit précédente, avait pris le jour même son service au quartier général. Il était affecté au service des mouvemens, sous la direction du colonel Laune. L’Empereur, justement, venait d’enjoindre à Mac-Mahon de ne rien entreprendre avant huit jours. Du Breuil avait copié cet ordre. Il se borna à répondre que les quatre divisions du maréchal achevaient de s’organiser. Ce qu’il ne dit pas, ce fut son mécontentement, après une heure de travail, dans la petite salle de l’hôtel de l’Europe, au milieu d’une confusion et d’un désordre sans exemple. Ils étaient à trente officiers griffonnant, riant, bavardant, en plein tapage de portes battantes, parmi d’incessans va-et-vient. Il avait pu constater à nouveau les retards et le désarroi de la concentration, l’impéritie des services administratifs, la faiblesse des effectifs, le vide des magasins. Mais cette fois, à portée de l’ennemi, c’était grave.

Il n’y a qu’à foncer ! dit Bersheim, optimiste. Seule, l’ingérence de l’Empereur dans le haut commandement m’effraye.