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distinguer des anciennes. Le long repos et la retraite m’ayant ramené au niveau de mon existence propre, il est remarquable de voir combien je me ressemble à moi-même et combien peu mon état intérieur a souffert des années et des événemens. Le vieux manuscrit me fait quelquefois réfléchir, quand je l’ai sous les yeux. C’est toujours le manuscrit primitif, écrit même sans brouillon dans les scènes principales ; il est si jauni par le temps, si disloqué (les cahiers n’ont jamais été cousus), qu’on dirait réellement le fragment d’un vieux codex, de sorte que, comme autrefois je me reportais par la pensée et l’imagination dans un monde plus ancien, je dois me reporter maintenant dans un passé que j’ai vécu moi-même. » — Cette fois encore, Gœthe ne réussit point à mener son œuvre à bonne fin : si bien qu’après son retour, incertain sur l’avenir de ce poème dont l’ébauche le satisfaisait, il se décida à le publier tel quel dans le septième volume de l’édition de ses œuvres complètes (1790), sous le titre de : Faust, Ein Fragment.

Ce Fragment comprend dix-sept scènes et plus de deux mille vers. Rapproché de celui de 1775, il ne paraîtra pas beaucoup plus avancé. Il y manque au début les trois morceaux qui constituent, pour ainsi dire, l’ouverture de l’œuvre : la dédicace, le prologue sur le théâtre, le prologue dans le ciel. L’œuvre s’ouvre directement par le premier monologue de Faust qui, convaincu de l’impuissance de la science et dégoûté des pédans, se voue à la magie et commence par évoquer l’Esprit de la Terre. Mais les belles scènes qui donnent tout son sens à ce magnifique début n’étaient point encore composées : l’essai de suicide, le chœur des Anges, la promenade, la scène du caniche et même celle du pacte. La partie philosophique de la pièce était donc à peine encore exprimée, et bientôt la légende magique — que la critique allemande appelle volontiers « titanesque » — disparaissait presque entièrement pour céder la place à la « tragédie de Marguerite ». Celle-ci se développait telle à peu presque nous la connaissons, moins la scène du cachot, que Gœthe n’avait point encore rédigée en vers et dont il ne s’était pas décidé à publier l’esquisse. Le Fragment de 1790 nous apparaît donc comme un composé de deux élémens plutôt attachés que fondus ensemble : d’une part, un drame philosophique, à haute portée, à peine indiqué ; d’autre part, un drame très simple, très humain, très émouvant, que quelques touches devaient achever.