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LE DÉSASTRE.

duc de Gramont, à qui le général faisait part de ses appréhensions, aurait dit, en lui frappant légèrement l’épaule : « Est-ce donc que le colonel de Bouille sait tout ce qui se passe à Vienne ? Allez ! allez ! et soyez confiant. »

Thédenat interrompait avec force :

— Pourquoi l’Autriche nous soutiendrait-elle ? Nous l’avons lâchement abandonnée à Sadowa. Ne me dis pas que le Mexique paralysait vos forces. Il n’y avait que 28 000 hommes là-bas, pas davantage !… Et le Hanovre, la Hesse, Nassau, Francfort, et le Sleswig, que nous avons laissé engloutir !… Non non, nous serons seuls, et ce sera justice. Tout se paye, les fautes des peuples comme celles des hommes.

En termes colorés, brûlans, malgré les interruptions des deux Du Breuil, il s’en prenait à la source même, au gouvernement impérial qu’il disait la dissolution, le mensonge incarnés, — royaume de carton, créé par des joueurs et des aventuriers, fondé sur la chance, l’idée fixe, l’Étoile ! Il dépeignait l’Empereur, spéculatif hardi, mais reculant à l’action, indécis et flottant, vivant dans une espèce de somnambulisme, dans un songe d’opium. Comme Bismarck l’avait joué ! L’incomparable acteur, sous la visière de son casque pointu, avec son lourd visage de cuirassier diplomate, son masque d’enflure fanfaronne !… Pour l’Impératrice, Thédenat, malgré le respect des mots, était dur. Il haïssait en elle l’influence espagnole et cléricale, la domination politique exercée sur l’Empereur. Elle et lui, deux agioteurs, deux étrangers ! — Il stigmatisa la honteuse comédie du jeu parlementaire : on avait dupé le peuple, simplement. La masse de la nation était loin de désirer la guerre. Exemple, cette fameuse garde mobile, qu’on n’avait pu constituer. Les députés ne s’étaient fait nommer qu’en jurant de voter la paix. Le plébiscite était une escroquerie.

Il se levait brusquement, prenait dans un tiroir une gravure, répandue alors par millions. On y voyait sur deux colonnes, le Non (dessous, les pillages des rouges, brûlant chaumières et moissons) et le Oui, avec l’aimable image de la paix promise, greniers pleins, caves pleines. Le paysan avait voté : Oui, la paix ; on lui donnait la guerre.

Il montrait la Prusse armée, et, derrière, l’Allemagne entière. S’exaltant, il souhaitait qu’on ne courût pas à un désastre. Là, par exemple, les Du Breuil s’étaient révoltés ! Le père, tout haut, le fils, tout bas, l’avaient traité de visionnaire… Mme Thédenat, son