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LE DÉSASTRE.

portaient des hamachemens d’officiers, tournèrent vers lui des regards humains. Il les laissa de côté, par un obscur sentiment de pudeur, pensant à leurs maîtres tués, disparus. Un mecklembourgeois solide grattait le sol. Des initiales d’or couronnées brodaient les coins du tapis de selle. La bête était de bonne prise. Il l’enfourcha. Pauvre Brutus !

Hors du village, sur un tertre voisin, des paysans étaient groupés. On devait voir, de là. Une femme jolie, avec un foulard rouge sur la tête, la naissance des bras et du cou très blanche, regardait, ses mains croisées en abat-jour. Des vieillards écoutaient, le chef branlant, une inquiétude dans leurs yeux gris. Une femme âgée dit à Du Breuil, en se tapant une cuisse : « Ah ! mon brave monsieur, il s’en passe, allez, dans le ravin de Greyère ! Plus de cent mille qu’y sont là dedans, ces mâtins, plus de cent mille ! Ils crient comme des aigles ! » Une autre gémissait : « Va-t-il y en avoir, des refroidis, que malheur, mon Dieu ! Depuis ce matin que ça dure. » Une gamine, pieds nus, vêtue d’une chemise et d’une cotte, épouvantée, cria : « Les vlà ! les vlà ! sus not’droite, des lances ! » Et toutes de fuir, avec une clameur aiguë. Du Breuil, cependant, examinait cette masse de cavalerie qui évoluait à courte distance. Allemande ou française ? Le cœur lui battait. Il distingua bientôt une ligne bleu de ciel, une ligne verte. Les flammes de lance étaient blanches et rouges, françaises donc. Il n’en pouvait croire ses yeux. C’était l’uniforme des lanciers de la Garde et des dragons de l’Impératrice. Mais puisqu’ils étaient partis le matin avec l’Empereur !… Les deux régimens se rapprochèrent. Plus d’hésitation possible. Il apercevait maintenant les revers blancs des dragons, les vestes bleues des lanciers. C’était bien la brigade de France. Mais alors, Lacoste ! Lacoste était là !

Il prit le galop, tomba sur le régiment de dragons qui manœuvrait en colonne par quatre. Un chef d’escadrons le mit au fait, à mots rapides. « Ils n’avaient escorté l’Empereur que jusqu’à Doncourt. Là, comme ils ne marchaient pas encore assez vite, la brigade Margueritte avec ses chevaux arabes les avait relevés… Alors, depuis le matin, ils attendaient une occasion de donner. » Le régiment conversa. Il redescendait maintenant dans la direction de la ferme de Greyère. Du Breuil ne résista pas au plaisir de fraterniser avec Lacoste. Il se sentait si peu de chose, depuis sa chute et son évanouissement, une si infime, si précaire, si