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LE DÉSASTRE.

poursuivi d’idées fixes, hanté de visions brèves. Il sautait d’une pensée à l’autre, la petite lanterne de Bersheim, à Borny : d’Avol, le baron de Hacks. Védel, Lacoste… On recule ; pourquoi ? Il ne s’étonnait plus de rien, roulait à travers le ressac tumultueux des événemens, comme un bouchon sur la crête des vagues. Tout devint trouble… il s’assoupit.

Un pépiement d’oiseaux, le lendemain, le réveilla. Il faisait grand jour. Les fraîches notes ruisselaient, joyeuses, des petits gosiers sonores. Le feuillage des branches remuait sur l’azur. Il eut envie de refermer les yeux, d’allonger encore ses membres las, mais le sommeil avait fui… Debout ! debout ! Il fallait vivre, agir, secouer l’obsession des pensées douloureuses, des réflexions amères. Aussitôt, le cauchemar des jours précédens le reprit. Il entra de nouveau, tout entier, dans le tourbillon des menus faits dont se composaient pour lui ces heures brèves, inoubliables.

La matinée s’écoula vite. De minute en minute des renseignemens parvenaient au grand Quartier général, expédiés par les commandans du 2e, du 3e et du 6e corps. Des officiers d’ordonnance accouraient à franc étrier, apportaient les nouvelles menaçantes, puis, conduits auprès du maréchal, ils ressortaient au bout de quelques instans, l’air surpris.

Dès dix heures, la division Montaudon du 3e corps avait dû prendre les armes. De forts mouvemens de troupes se dessinaient visiblement du côté de l’ennemi. Il défilait au loin, devant le 2e corps, s’amassait en face du 3e, dans les bois des Génivaux ; d’autres colonnes, continuant leur marche, se dirigeaient sur notre droite, vers le 4e corps. Chacun attendait des ordres avec anxiété. Francastel, en causant avec Floppe, donnait libre cours à son indignation. Le sourire de Décherac n’était plus qu’un tic nerveux. Restaud lui-même ne savait que penser…

Cependant un aide de camp de l’état-major particulier du maréchal sautait en selle. Interrogé par ses camarades de l’état-major général, il déclara qu’il allait seulement communiquer les nouvelles au général Bourbaki, et lui rendre sa liberté de la part du maréchal.

Laune et Charlys échangeaient un regard. Du Breuil, étonné comme eux, ne put s’empêcher de dire à Décherac : — Bon moyen de se décharger sur le voisin d’une responsabilité gênante ! Comment veut-on que Bourbaki, placé en arrière, agisse, lui qui ne voit rien, qui ne peut se rendre compte de rien !