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retenir une objection : il ose rappeler que les Américaines du XIXe avaient déjà beaucoup de privilèges. « Sans doute les femmes pauvres étaient à plaindre, dit-il, mais je ne vois pas en quoi consistait l’oppression pour les filles et les épouses des riches… » Il est vrai qu’aussitôt il rougit d’avoir proféré cette remarque odieuse. On lui démontre qu’il mentionne là une minorité tout à fait négligeable ; d’ailleurs cette minorité censée privilégiée subissait aux yeux des femmes du XXe siècle la pire dégradation ; aucune d’entre elles, en admettant qu’on pût la condamner à revivre dans le passé comme Julian revit dans l’avenir, ne voudrait être ce qu’on appelait une femme à la mode ; elle préférerait mille fois travailler de ses mains. Car se mouvoir dans une atmosphère de serre chaude, empoisonnée par l’adulation et par l’affectation, devait être un état encore moins favorable au développement moral que l’effort écrasant de la mercenaire.

Julian balbutie qu’il a vu naître et s’accentuer un mouvement dit féministe. Mais qu’était-ce après tout que les quelques droits revendiqués par un petit groupe d’âmes généreuses qui se croyaient hardies ? Oh ! des droits bien modestes : le droit de vote accompagné de deux ou trois changemens dans la loi qui eussent permis aux femmes de posséder leurs biens en propre, de pouvoir en cas de divorce être tutrices de leurs enfans. C’était peu ! et c’était cependant irréalisable, un mauvais arbre ne pouvant produire de bons fruits et l’arbre social étant marqué dès lors pour être abattu à bref délai. Les revendications de la femme étaient les mêmes, au fond, que celles de l’ouvrier ; pour l’un comme pour l’autre il s’agissait de mettre fin à la domination du capitaliste ; la clef qui devait détacher toutes les chaînes était la même ; il s’agissait d’un problème purement économique. Les hommes, en tant que sexe, avaient eu toute puissance sur les femmes ; les riches, en tant que classe, étaient restés maîtres des travailleurs. Le secret du servage, tant sexuel qu’industriel, tenait à la distribution inégale de la richesse et le changement qui devait mettre fin à cette double tyrannie ne pouvait être qu’un contrôle judicieux des moyens de subsistance. Follement les premières meneuses du mouvement féministe attribuaient l’horreur de leur condition aux vices et aux injustices de l’homme ; elles s’imaginaient que le seul remède possible était une réforme morale du monstre. De même les champions des prolétaires perdaient le temps à dénoncer les capitalistes comme auteurs de