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L’objet de la poésie, ai-je dit, est identique à celui de l’aspiration. Il est donc essentiellement vague, puisque c’est un type de vie supérieure dont nous ne pouvons nous former qu’une idée négative, par contraste seulement avec la vie terrestre. Pour les mystiques, aspirer c’est tendre à posséder Dieu même, et l’extase, qu’on pourrait définir l’aspiration satisfaite, est pour eux la contemplation immédiate de Dieu ; c’est même plus encore pour le catholique, c’est une véritable déification par la grâce. Le poète, non plus que les autres artistes, n’essaie même pas de posséder son idéal sans intermédiaire. Il ne fait que le pressentir, en rencontrer ici-bas des fantômes et l’y reconnaître à l’étonnement ravi, en un mot à l’admiration qu’il en éprouve. Il le cherche donc autour de lui et en lui-même, c’est-à-dire, d’une part, dans les objets qualifiés beaux, qui se révèlent à l’homme par les sens, et, d’autre part, dans les penchans, les sentimens, les désirs, les actes volontaires qui procèdent de l’homme et, honorés de la même qualification esthétique par la conscience morale, sont également ici-bas le signe naturel et le témoignage de cet idéal.

Ce double et vaste champ où le poète le poursuit, hors de soi et en soi, sous toutes les formes, constitue par excellence le domaine de la poésie proprement dite, et le vers y remplit sa plus haute fonction. Ce domaine n’est pas nécessairement serein, puisque la terre et l’espèce humaine y sont en jeu. Toutes les passions contribuent à le féconder. La poésie lyrique avec ses envolées échappe le plus possible à la servitude terrestre, mais, quand elle est personnelle par la confidence des combats et des souffrances privés, elle risque d’y retomber. La poésie personnelle n’évite cet écueil que par ta communion de l’individu avec autrui, du poète avec l’humanité. Plus il est homme, plus il en exprime les caractères essentiels par ses propres soupirs, plus il se rapproche de l’idéal poétique, mais aussi plus il incline à se détacher de lui-même pour sympathiser avec les douleurs et les joies des autres hommes. Il devient alors plus grand poète. Il entreprend des compositions épiques ou dramatiques. Ici se rangent les poèmes de longue haleine, historiques, légendaires ou sacrés (plus rares malheureusement chez nous que dans la littérature étrangère) et la tragédie, forme sublime de l’aspiration. C’est, en effet, dans les luttes et les orages de la vie morale que l’âme tourmentée, mise à l’épreuve par les hostiles conditions de son existence terrestre, où les passions exaspérées la détournent violemment de la voie ascendante,