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diffèrent, à tous égards, les coutumes, les mœurs, les modes de vie des chercheurs d’or de l’Alaska et de la Colombie Britannique. Enfiévrés, eux aussi, par l’auri sacra fames, déracinés de leur terre natale, jetés sans transition dans une région presque inconnue, affranchis de toutes les contraintes de la civilisation, on s’attendrait à voir reparaître, à Dawson et au Klondyke, les mêmes excès que sur les rives du Sacramento, les mêmes instincts déchaînés, le jeu et l’ivresse régnant en maîtres, les altercations, les rixes, les assassinats. On s’attendrait à retrouver ces enfers de la vie californienne que nous avons décrits ici même[1], ces croupiers armés jusqu’aux dents, ces revolvers posés sur la table de jeu, bien à portée de la main, près des sacs de pépites des joueurs, sacs changeant de mains, la valeur évaluée au poids. Puis aussi ces organisations de malfaiteurs opérant au grand jour, paradant dans les rues de San-Francisco, musique en tête, s’attaquant aux tentes les mieux approvisionnées, dévalisant ouvertement les magasins où ils savaient trouver des spiritueux, soulevant l’indignation d’une population qui répondait à ces désordres par la justice sommaire de la loi de Lynch et la création des comités de vigilance.

De tout cela on ne voit pas trace, — du moins pas encore, — au Klondyke, et les curieuses révélations de Joe Ladue, le roi des mines de la Colombie Britannique, le fondateur et le propriétaire de Dawson, la ville du Klondyke, sont curieuses à recueillir. Elles montrent un tout autre état de choses et un tout autre état d’âme : on se demande si les hommes ont changé et par quel singulier phénomène les mêmes causes aboutissent à des résultats si différens.

Et, tout d’abord, rien chez ceux-ci qui éveille l’idée et le souvenir de ces aventuriers californiens, enfans perdus de la civilisation, qui, le pic d’une main, la carabine de l’autre, allaient jeter bas les montagnes dans les vallées, détourner les cours d’eau, franchir les rivières et les déserts, prodiguer à tous les vents du ciel et à tous les hasards des événemens leur jeunesse et leurs forces, périr peut-être misérablement de faim et de froid dans quelque cañada obscure, dans les forêts sous l’étreinte des ours, ou dans quelque salle de jeu de Sacramento ou de Virginia, la tête trouée par la balle d’un revolver américain ou la poitrine

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes des 1er et 15 novembre 1886.