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jugemens ; il méprise les maximes reçues, le langage de convention et le servile troupeau des imitateurs. Il a sur les Celtes, sur les peuples latins, sur les Allemands, un autre avantage plus précieux encore : c’est l’intensité de son attention et sa puissance de travail, qu’égale sa puissance de repos. Mettant moins de temps à abattre sa besogne, il lui en reste plus pour se reposer. Est-il rien de comparable au repos des dimanches anglais ? On n’en a jamais mesuré la hauteur, la profondeur et la longueur.

La laborieuse et vertueuse Angleterre a atteint un degré de prospérité que notre imagination celto-latine a peine à concevoir. Tous les ouvriers anglais vivent largement et rien ne manque au confort de leur intérieur. Ils ont tous un piano. Ils prennent le thé sur une grande table carrée, que recouvre une nappe d’un tissu fin ; on voit sur cette table un joli service de porcelaine, cinq ou six assiettes de gâteaux variés, et ce qui est admirable, avant de reprendre du thé, ils ont soin de rincer leur tasse, « raffinement, dit M. Demolins, qui constituerait un progrès dans la plupart de nos maisons. » Aussi ces ouvriers soucieux d’orner leur logis et leur vie ont-ils une tenue, un respect d’eux-mêmes, une dignité que nous ne connaissons pas. Ils sont tous des gentlemen commencés. Est-il nécessaire d’ajouter qu’ils sont parfaitement heureux ? Les autres peuples travaillent à contre-cœur, à leur corps défendant ; c’est une peine, un châtiment qu’ils s’infligent par nécessité ; ils pensent comme les Turcs qu’il vaut mieux être assis que debout, couché qu’assis. Les Anglais ne sont heureux que debout, et le travail est pour eux une source inépuisable de bonheur. Apprenez à lire dans leurs yeux, et vous reconnaîtrez « qu’ils ont tous au fond de l’âme une dose formidable de contentement, que la vie leur apparaît sous des couleurs gaies que nous ne pouvons même pas soupçonner. »

Hélas ! qu’est-ce que la France ? Un pays d’oisifs, de paresseux, où le travail, l’effort sont des supplices auxquels on cherche à se dérober en exploitant son prochain ou en invoquant l’aide et le secours de la communauté. Ainsi en use le frelon à l’égard de l’abeille. C’est un frelon que cet adolescent vigoureux et robuste, qui se fait entretenir par sa famille. C’est un frelon que ce jeune homme qui rêve d’épouser une héritière et de se faire entretenir par sa femme. C’est un frelon que ce jeune bureaucrate qui, dédaignant les professions indépendantes, est entré dans l’administration pour avoir la joie et la gloire d’être entretenu par le budget. Nous sommes un peuple de frelons, et le travail étant la seule source de vrai bonheur, nous sommes une nation triste, chagrine, morose, et la mélancolie qui nous ronge fait un cruel