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tantôt dans le creux de sa main et au crayon. Il abandonnait ensuite ces chiffons partout, « comme l’oiseau laisse de ses plumes aux endroits qu’il traverse », et sa négligence nous en a conservé des poignées, ramassées par ses amis. Etrange fouillis d’idées parfois plus étranges encore, jetées confusément sur le papier, dans tous les sens, et mêlant les systèmes du monde aux notes d’auberge, les réflexions de M. Labrunie père aux mots d’esprit à placer un jour ou l’autre dans un article ou une pièce de théâtre. C’est infiniment curieux et vivant ; les petits papiers de Gérard de Nerval permettent de surprendre le travail du cerveau humain dans son désordre et son effervescence.

L’instant venu de donner à l’imprimerie la page promise, il fallait bien se décider à débrouiller ce chaos. On voyait alors arriver « le bon Gérard » dans les bureaux d’un journal. Il tirait de ses poches une petite bouteille d’encre, des plumes, des bouchons de papier couverts de notes, toute une bibliothèque de livres et de brochures, et se mettait en devoir d’écrire : — « Il travaillait avec acharnement, jusqu’à ce que l’arrivée de quelque connaissance le forçât de prendre la fuite. De là, il entrait au café d’Orsay, s’installait à une table isolée et déployait tout son matériel. A peine avait-il écrit quelques lignes, qu’un ami se dressait devant lui et entamait une longue conversation. Gérard reprenait son mobilier de poche et partait[1]. » De déballage en déballage, il arrivait au bout de son article ou de sa nouvelle, mais toujours à la dernière minute, ce qui mettait les directeurs de revues ou de journaux dans l’angoisse. Ils le pourchassaient pour lui arracher sa copie, et Gérard fuyait, indigné contre ces « gens sans pitié ». Un jour qu’il croyait avoir dépisté l’ennemi, il s’était arrêté devant un marchand d’oiseaux à débattre avec lui-même un cas de conscience. Avait-il le droit de donner au perroquet la cerise des serins, puisque les serins n’en voulaient pas ? Quelqu’un lui frappa tout à coup sur l’épaule : — « Et mon article ? » — C’était M. Buloz père. Gérard avoua qu’il n’avait pas fini. M. Buloz le prit sans mot dire par le bras, l’emmena à la Revue et l’enferma dans un cabinet jusqu’à ce qu’il eût achevé. Ce n’était pas le premier qu’il mettait sous clef dans des circonstances du même genre, et ce ne fut pas le dernier ; peut-être trouverait-on encore, parmi les vieux collaborateurs de la Revue, des gens

  1. Champfleury, loc. cit.