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de folles prétentions, l’empire d’Ethiopie a commencé de se civiliser sans l’Italie et contre elle, si l’entreprise prématurée d’une expédition lointaine n’a abouti qu’à un désastre, l’Italia Una tient sa colonie et sa conquête, qui est l’Italie méridionale.

Mais, je dois le dire aussi, les routes et les chemins de fer tracent au milieu du vieux royaume des Bourbons un réseau qui laisse des vides, et une ville comme Cosenza n’est que le poste avancé de la civilisation sur une terre encore sauvage. Si les citadins commencent à se transformer, les campagnes n’ont pas changé. Nous avons vu et nous avons suivi les paysans de l’Italie méridionale : ils sont restés ce qu’ils étaient on 1860, ce qu’ils étaient un siècle auparavant : des primitifs et des demi-nomades. Quand le petit fonctionnaire italien parle des bons montagnards qui descendent au marché de sa ville, c’est pour s’apitoyer sur leur misère et pour s’indigner de leur barbarie, en les écrasant sous les mots retentissans de civiltà et d’umanità. Les travailleurs des champs restent indifférens aux routes neuves, plus longues pour eux que leurs sentiers, et, s’ils prennent le chemin de fer, à un sou le kilomètre, c’est pour quelque voyage extraordinaire. Bien plus, on les sent hostiles à tout ce progrès dont ils ne profitent pas, mais qu’on leur fait payer comme aux autres. Certes, l’Italie a dépensé l’argent des Italiens non seulement, comme on le dit toujours, pour soutenir son rang de nation jeune et ambitieuse, mais aussi pour mener à bien des travaux nécessaires et féconds. Il n’en est pas moins vrai que les provinces et les communes de l’Italie méridionale ont dû payer très cher la civilisation qui leur était imposée. Par contre-coup, propriétaires et colons plient sous les impôts : que de fois je les ai entendus maudire les « taxes » et jusqu’au progrès dont ils souffrent ! La terre ne suffit plus à payer l’Etat, et derrière le collecteur vient l’usurier, qui prête à un taux monstrueux et qui toujours sait se faire payer : on cite tout bas des hommes influens et respectés, qui ont ainsi grossi leur fortune et qui, avec les sous des misérables, ont fait des louis d’or, des marenghi, entassés dans des tonneaux bien clos au fond de leur maison sordide.

La civilisation ne coûte pas seulement : elle pèse. Les plus vieux parmi les paysans de l’Italie méridionale ont gardé le souvenir d’un régime implacable aux hommes de pensée, débonnaire au peuple obscur. La royauté des Bourbons, tyrannie à Naples, était dans les provinces une anarchie. Pas de police, peu de