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négliger les questions de linguistique pour lesquelles il a une prédilection. Il a fait de la peinture, il est archéologue, il est inspecteur des monumens historiques, il est sénateur, il est courtisan. Il a écrit des romans, des livres d’histoire, des essais de critique, et il a rédigé des rapports. Il a beaucoup voyagé, et non pas seulement à la manière des touristes : en Espagne, en Écosse, en Italie, il a vécu de la vie des gens du pays. Il a traversé des sociétés très diverses et nommément la mauvaise société. Il a vu beaucoup de mœurs, beaucoup de gens, ayant une « curiosité inépuisable de toutes les variétés de l’espèce humaine. » Son horizon n’est pas fermé. Il a recueilli beaucoup d’impressions et beaucoup de souvenirs. Il les feuillette volontiers pour le compte d’autrui ; car il a pu, en vivant, se modifier, perdre bien des illusions, changer plus d’une fois de goûts et d’humeur : il y a une disposition qui chez lui a subsisté jusqu’à la fin et qui fait comme partie de lui-même, c’est le désir de plaire.

Les mêmes raisons qui ont valu à Mérimée son mérite d’épistolaire font comprendre, par contraste, la décadence du genre en notre temps. Si nos contemporains n’écrivent pas de lettres, c’est que cela leur est matériellement impossible. Ils ont trop de choses à faire. « J’ai des épreuves à corriger, se plaint Victor Hugo, des visites à recevoir, de gros livres à lire, des affaires à suivre ; j’ai écrit ce mois-ci trois lettres à des notaires et à des avoués. Jugez quelle fatigue il y a dans tout cela ! » Et il se compare justement à un tâcheron prisonnier de la besogne quotidienne : « Nous autres pauvres ouvriers du quartier Saint-Antoine, condamnés à tourner la roue qui verse l’argent dans la poche d’un libraire et d’un imprésario et non dans la nôtre. » Pour Sainte-Beuve, avec chaque semaine revient l’échéance redoutable de l’article à faire. George Sand a ses engagemens avec la Revue. Balzac vit enfermé dans un monde imaginaire et ne sait des nouvelles que de Rastignac et de Vautrin. C’est que la littérature est devenue un gagne-pain et que le pain coûte cher. Depuis que l’écrivain a conquis son indépendance, il veut tenir son rang et ses besoins se sont décuplés. Il n’a plus le moyen de faire des choses inutiles. Il écrit, quand il le faut, une lettre d’affaire, une lettre de remerciemens, une lettre de sottises. L’idée ne lui viendrait même pas de tourner une lettre. Une lettre ! c’est de la copie, ça fait des lignes. Comme quelqu’un demandait à Théophile Gautier de lui écrire, il répondait très sérieusement : « Demanderiez-vous à un menuisier de vous envoyer quelques copeaux ? » La littérature est cela même : un métier absorbant, exigeant et rude, car il y a beaucoup de concurrence. On s’y confine, on s’y spécialise,