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Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/103

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qu’on exagérait. Dans les Pullman cars comme dans nos wagons, vous changez de place, il est vrai, comme vous voulez, quand vous êtes seul dans votre compartiment ; mais les places sont numérotées, ce qui vaut mieux d’ailleurs que d’être à la disposition du premier occupant, et n’est-ce pas un bon moyen d’éviter toute querelle et toute bousculade ? Autre « tyrannie », que je trouve paternelle : le guichet ne délivre pas plus de tickets qu’il n’y a de places dans les voitures. Vous ne montez point non plus « à volonté » : le conducteur du Pullman et le nègre sont là, qui vérifient votre ticket. Ils le contrôlent une seconde fois, dès que le train est en marche. C’est alors le tour du conducteur du train, qu’aussi bien, cinq ou six minutes avant chaque arrêt, vous voyez reparaître, et, si votre physionomie ne s’est pas gravée dans sa mémoire, vous redemander votre billet. Peut-être aussi veut-il vous éviter l’ennui de dépasser la station où vous devez descendre ! Ajouterai-je que sa complaisance n’a d’égale que sa correction ? J’en conclus une fois de plus que « tout le monde est fait comme notre famille » ; et je me demande s’il ne serait pas plus raisonnable d’en prendre décidément mon parti, que de m’évertuer à chercher des différences que je ne découvre point.


Mais au moment où je forme cette résolution paresseuse — et un peu prématurée, s’il y a tout juste vingt-six heures que j’ai mis le pied sur la terre d’Amérique, — nous traversons une rivière, aux bords plats, au cours lent et mélancolique, à l’eau trouble ; et, puisque enfin j’ai le malheur d’être imprégné de toute sorte de littérature, des ressouvenirs de Chateaubriand, de Fenimore Cooper, — et de Gustave Aymard ! — s’évoquent dans ma mémoire. C’est peut-être la Delaware. Mais je n’ai besoin d’en rien savoir ; et je me réjouis silencieusement de voir enfin quelque chose que je n’avais pas encore vu. Vraiment, rien ne ressemble moins au Rhône ou au Rhin, à notre Loire ou à notre Garonne. L’indolence de la Loire est celle d’un vieux fleuve, d’un très vieux fleuve, d’un fleuve civilisé, d’un fleuve lassé d’avoir vu tant d’histoire se mirer dans son onde. Le Rhin profond, aux eaux glauques, aux bords escarpés, semble en coulant murmurer des légendes romantiques. Mais ces grandes rivières d’Amérique ont l’air jeune, ou primitif, pour mieux dire, et la sensation qu’elles donnent est celle de je ne sais quel passé très lointain, — et cependant très vide. De grands bois en bordent les rives, à perte