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chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux habituel donnait du prix au sourire qu’elle m’adressa lorsque je l’eus saluée. » C’était elle, « l’uniquement aimée », et non plus sous la forme épaissie qu’elle avait revêtue en devenant Mlle  Colon, mais délicate, mais légère, telle enfin qu’il l’avait vue sur la grande place verte, le soir où il l’avait couronnée de laurier et où elle s’appelait Adrienne. Gérard de Nerval la contempla longuement, et sortit sans avoir essayé de lui parler : — « En quittant la maison de Mme  Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle. »

Il sentait « que l’aiguille de sa destinée avait changé de place tout à coup ; il fallait… chercher les moyens de la fixer. » Son parti fut pris aussitôt : « La femme idéale que chacun poursuit dans ses rêves s’était réalisée » pour lui, elle passait derechef à sa portée : il ne commettrait pas la faute de la laisser échapper une fois de plus.

Il alla trouver le cheik druse et lui demanda sa fille Saléma en mariage. Le cheik se frappa le front du doigt et dit : « Es-tu fou ? » Son interlocuteur ne se laissa point démonter. La différence des religions était le principal obstacle. Or, Gérard de Nerval était fils de franc-maçon, et de ceux pour qui la franc-maçonnerie est l’héritière de la doctrine des Templiers. Il avait découvert, d’autre part, que les Druses sont les descendans spirituels de ces mêmes Templiers, qui ont occupé leurs montagnes au temps des Croisades. Il était donc coreligionnaire, approximativement, du père de Saléma. Il le lui persuada, tira d’une de ses poches un diplôme maçonnique couvert de signes cabalistiques, et fit si bien que le cheik lui accorda sa fille. Celle-ci donna une tulipe rouge à son fiancé et planta dans le jardin un petit acacia qui devait croître avec leurs amours. Il ne restait plus qu’à fixer le jour des noces.