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Il était incapable, comme Thomas de Quincey, de l’opération financière la plus simple. Un jour qu’un libraire s’était acquitté envers lui en billets, il se prit à songer qu’il ne saurait jamais se les faire payer. Son visage soucieux s’éclaira tout à coup d’un sourire : « Je sais, dit-il à Champfleury, un moyen certain d’être payé. Je connais un fort de la halle, un homme de six pieds et quelque chose, qui a les épaules carrées et l’air farouche. Je vais lui donner le billet… je suis certain que, présenté par un fort de la halle, il sera payé immédiatement… Ces gros hommes ont une façon terrible de présenter les billets à ordre. » Un autre jour, il prit la résolution de se ranger et de placer son argent, mais il ne lui fallait pas les valeurs de tout le monde. Il décida d’acheter un « saumon de plomb » toutes les fois qu’il recevrait de l’argent : « On louerait une cave, disait-il, un hangar, pour y déposer son plomb, et, à la fin de l’année, on se verrait à la tête d’une certaine quantité de poissons de plomb. » Il va sans dire que ce projet n’eut pas de suite. Gérard de Nerval aurait eu trop grand’honte d’être capitaliste : « Je me rappelle, écrivait Hetzel après sa mort[1], qu’un jour, un petit journal avait raconté (cela en valait bien la peine) que, M. Hetzel étant l’homme de Paris qui rentrait le plus tard se coucher, et que, Gérard de Nerval étant celui qui sortait le plus tôt de chez lui, il leur arrivait souvent de se rencontrer à deux ou trois heures du matin sur le boulevard. On nous prêtait alors cette intéressante conversation.

« Moi : — Où diable vas-tu, mon bon Gérard ? — Et Gérard me répondait : — Voilà. (Te rappelles-tu son Voilà ?) J’ai acheté du mou pour mon chat, et à présent je vais chercher mon chat pour lui donner ce mou. Cela lui fera plaisir :

« Je répondais à Gérard : — C’est d’un bon cœur.

« Gérard, ayant lu cette piquante révélation, me dit quelques jours après : — Quelles bêtises on écrit, pourtant ! Si j’avais un chat, est-ce qu’il aurait eu du mou ? J’ai donc l’air d’un capitaliste ? On me croit donc établi ou portier ? »

L’hiver parisien est inclément aux noctambules. Quand le froid ou la pluie obligeaient Gérard de Nerval à chercher un abri, il redoutait de rentrer chez lui, à cause de son portier ; il avait toujours eu peur des portiers. La police des garnis eut l’œil sur lui, à force de le rencontrer, en compagnie des escarpes, dans

  1. Lettre à Arsène Houssaye, du 30 septembre 1855.