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sans crinière et sans queue, le poil enlevé montrant le cuir, se tenaient debout sur leurs jambes de faucheux ou couchés dans les flaques. Par endroits gisait une bête morte, à laquelle ses voisins mangeaient les oreilles. Un cheval aux yeux fous se précipita sur Du Breuil, les oreilles coincées, les dents en avant. Point d’hommes pour garder ces agonies résignées ou furieuses. Sous les tentes inondées, les lanciers cuvaient leur dégoût de vivre, vautrés dans le sommeil ; ou bien, les yeux ouverts, en une torpeur d’alcool et de tabac, ils rêvassaient au pays, à la paix, au repos, puisqu’on ne voulait pas les mener se battre. L’un d’eux, géant blond, exhala un bâillement de fauve.

Poignant alors, le souvenir de Lacoste ! Comme il eût souffert de voir cela !… Du Breuil aperçut, auprès d’une jument étendue, si évidée que les côtes lui crevaient la peau, deux lanciers accroupis. L’un était cet homme de garde qui, portant le falot, l’avait conduit à travers la caserne de Saint-Cloud chez Lacoste, avait ensuite éclairé leur ronde ; l’autre, le vieux Saint-Paul. Il introduisait une poignée de paille entre les dents de la bête. Mais, sans avoir la force de mâcher, elle haletait par saccades, à petits souffles qui semblaient, sur sa misérable carcasse, faire courir les frissons suprêmes, les dernières ondes de la vie.

— Rien à faire, Gouju, dit le maréchal des logis. Porte ça à mon vieux Clairon.

Et Du Breuil vit cet homme rude se pencher sur la jument, baiser les naseaux caves avec une tendresse impuissante et découragée :

— Adieu, Musette, dit-il d’une voix rauque.

Musette ! une douleur aiguë, atroce, traversa Du Breuil. Comment reconnaître, dans ce long cadavre vivant, la fine bête au poil lustré qui, dans son box à Saint-Cloud, réveillée d’un demi-sommeil, avait henni vers son maître, — la jument piaffante qui, le jour du départ de la Garde pour Boulay, quillait d’un trot leste l’hôtel de l’Europe tandis que Titan, par bonds lourds, voltait autour d’elle ? Musette, que Lacoste avait tant aimée, c’était Musette, ce pauvre animal moribond, cette dépouille pour la fosse !

À trois pas de là, Gouju caressait un vieux cheval de troupe tout muscles, tout nerfs, véritable anatomie d’écorché. Il broyait de ses dents jaunes la paille. Saint-Paul s’approcha et, le contemplant avec des yeux fixes et secs, sembla reporter sur lui toute son affection. Gouju, ému, détournait la tête.