— Quelle chance de vous serrer la main encore une fois, mon ami ! Plus d’armée, plus d’état-major, plus rien !… Je ne savais où vous prendre dans ce tohu-bohu… Je rentre en France, avez-vous des commissions ?
Son regard affectueux et triste toucha Du Breuil, qui répondit :
— Merci, aucune. J’ai écrit longuement à mon père, et sans doute il recevra ma lettre.
Une question vint aux lèvres de Judin. Il pensait à Mme de Guïonic. Par délicatesse, il se tut. Mais traduisant leur pensée intime :
— Que de temps écoulé ! Trois mois ? non, trois siècles !… Savez-vous que vous avez grisonné, mon bon Pierre ? Et bien d’autres se sont fait des cheveux blancs ! Moi, je reviens infirme. Les belles dames nous reconnaîtront-elles ?… Nos amis du cercle vont nous avoir oubliés.
— Le passé est mort, dit Du Breuil. Il faut maintenant cicatriser nos blessures et nous refaire du sang.
— Ce sera long ! soupira Judin.
Il y eut un silence. Certes, ce serait long, mais, meurtrie, amputée, saignante, la France restait debout, et sa sève éternelle palpitait à cette minute encore, dans les membres de ses armées désunies, dans le cœur vivace de Paris, Paris qui tenait toujours, Paris dont tous, injustement, avaient douté !
— Je vais prendre le train à Ars, dit Judin, les Prussiens m’ont mis à la porte de mon hôtel. Ils s’installent dans les meilleurs. C’est à l’hôtel de l’Europe qu’est descendu le gouverneur Von Kummer avec son état-major.
L’hôtel de l’Europe ! quelle rumeur, quel bourdonnement au début de la guerre ! Du Breuil revoyait la petite salle du premier étage où les trente officiers du grand état-major français griffonnaient, bavardaient, riaient, portes battantes, fenêtres ouvertes, dans un va-et-vient de curieux, de journalistes. Judin dit :
— J’y suis allé hier. Deux sentinelles à la grille, deux autres au bas de l’escalier. Cour vide, silence glacial ! Non ! la ponctualité froide, la raideur polie de l’officier de service, brr !
Il feignit de frissonner. Du Breuil songeait à Restaud. Il dit avec douleur :
— Eh bien ! adieu, mon cher ! Et à bientôt, j’espère ?
— Bon courage ! fit Judin. Savez-vous où vous ferez votre captivité ?