avec cette espèce de rage sacrée qui anime, à la Côte d’Ivoire, les griots frappant sur les longs tambours. Alors on vit à Vienne coque dans les plus tristes scènes, dont tous les Parlemens du monde sont devenus depuis un demi-siècle le théâtre habituel, on n’avait encore jamais vu. La gauche allemande se ruait contre le banc des ministres, qu’entouraient, comme une garde du corps, les Polonais et les Tchèques. On se prenait au collet, les uns fonçant en avant pour percer la ligne ; les autres les repoussant de force. Un ou deux furieux passaient qui venaient invectiver le comte Badeni, le couvrir d’injures, marteler sa table de coups de poing, le défier en plein visage.
Lui, cependant, très calme, les bras croisés, restait assis, maître de lui, et faisant d’autant plus d’efforts pour l’être qu’il portait un revolver dans sa poche, parfaitement résolu à ne point se laisser toucher. Les dernières séances avant la prorogation de la Chambre furent d’indescriptibles accès d’épilepsie. Le fameux député Wolf, qui plus tard devait se battre avec le premier ministre et lui loger une balle dans le bras, ce même M. Wolf, ou son compagnon M. Iro, ayant, du haut de son teutonisme, jeté dédaigneusement l’épithète de « nationalités inférieures » avait reçu sur-le-champ quatorze provocations en duel. Allemands, Tchèques, Polonais, Slaves du Sud criaient, hurlaient, vociféraient tous ensemble dans toutes les langues de l’Empire. Abasourdi par le tumulte et souffrant d’une maladie de cœur qu’un aussi scandaleux spectacle ne devait qu’exaspérer, le pauvre président Kathrein regardait, désolé, le règlement impuissant. Le premier vice-président Abrahamovicz[1], le second vice-président Kramárcz, quoique plus jeunes ou plus robustes, s’épuisaient à vouloir faire rentrer un peu de raison ou de bon sens en ces quotidiennes orgies politiques. Ce fut un soulagement pour quiconque place plus haut que tout l’honneur du pays, lorsque l’Empereur envoya cette bande d’agités passer dans les villes d’eaux la saison chaude.
Délivré d’eux pour quelques mois, et sûr de la confiance du souverain, le comte Badeni reprenait courage. Il ne s’aveuglait aucunement sur les difficultés de sa position. Il ne pouvait pas ignorer que les bruits les plus absurdes et les plus basses calomnies avaient cours. On ne rougissait pas de dire, — ou de chuchoter, —
- ↑ Élu ces jours-ci président après la démission du docteur Kathrein ; ce qui, entre parenthèses, fait un Polonais de plus dans les premières charges de l’Empire.