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et salutaires victoires ! Ce n’est ni Brune, ni Lecourbe, ni Masséna même que le peuple appelle à l’œuvre attendue de finir la Révolution. Les Conseils leur votent des félicitations solennelles et le public leur décerne des couronnes aux théâtres. Mais leur nom ne soulève ni enthousiasme, ni espérance. Ils ne passent point pour hommes d’État ; de plus, la guerre qu’ils ont menée, c’est la guerre commune, la guerre d’indépendance, la guerre de limites. Celle que raconte Bonaparte, c’est la guerre d’extension, de suprématie, celle qui donnera la paix glorieuse et magnifique. Et c’est pourquoi ses bulletins de victoires éblouissent tous les yeux et font oublier que la patrie, naguère en danger, vient d’être sauvée en Hollande et en Suisse. Le 13 octobre, le Directoire apprit que Bonaparte avait débarqué à Fréjus, que les autorités l’avaient dispensé de la quarantaine et qu’il arrivait en poste, acclamé par les populations. Moreau, mandé par Sieyès, arrivait en même temps. Le soir, il dînait chez Sieyès avec Baudin des Ardennes, ancien conventionnel. « Devinez, leur dit Sieyès, ce que j’ai à vous annoncer… Bonaparte vient de débarquera Fréjus. — Eh bien ! répliqua Moreau, voilà votre homme. Bonaparte vous convient bien mieux (que moi) ; il a plus que moi la faveur du peuple et celle de l’armée. » Le saisissement et la joie de Baudin furent tels qu’il en mourut dans la nuit. La nouvelle se répandit, portant la stupeur chez les chefs de parti, l’ivresse dans le public.

Le Directoire cependant se demande s’il ne fera pas arrêter Bonaparte qui a violé les lois sanitaires, et s’il ne le traduira pas devant un conseil de guerre. C’est l’avis de Bernadotte. Les Directeurs voudraient ; ils n’osent. Ils sentent la poussée populaire ; ils plient avec la « docilité » dont le confident de Barras les louait si fort, au temps de Campo-Formio. Ils ont quelque honte pourtant à ratifier le fait accompli, à célébrer comme une victoire cet abandon de toute une armée, cette violation d’une loi de santé publique. Mais ils se rappellent que, le 20 septembre, ils ont fait écrire au général : « Le Directoire vous attend, vous et les braves soldats qui sont avec vous. » Bonaparte a rencontré, en Provence, le courrier porteur de cette dépêche. L’opinion ne veut, ne voit que Bonaparte : elle jugera qu’il a simplement devancé les instructions des Directeurs. Ils prennent alors l’expédient, gauche et louche, d’insinuer la nouvelle à la suite d’un bulletin de l’armée de Hollande qui est lu aux Conseils dans la séance du 14 : « Le Directoire vous annonce avec plaisir qu’il a aussi des