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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/211

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« Lorsque le lion a le ventre plein, conclut-il, les chacals dînent. » Image fort déraisonnable, que l’industriel Boussard réprouverait à coup sûr, et qui n’exprime en aucune manière les rapports économiques et sociaux du patron et des ouvriers. Ce trait de rhétorique exaspère les mineurs, fait éclater la grève qui couvait, et vaut à Boussard une balle dans la tête. « La réponse du chacal au lion ! » Car il arrive que les chacals dévorent le lion, et cela ne prouve rien d’intéressant. Mais il fallait finir.

On ne pouvait finir plus mal. Il est inadmissible que le dénouement (si c’en est un) d’une pièce qui était, comme j’ai dit, une histoire d’âme, soit brusquement provoqué par un détail purement accidentel, par un accès de colère du principal personnage, par une phrase absurde, que rien ne faisait attendre, qu’il pouvait ne pas prononcer, ou plutôt qu’il ne devait pas prononcer, étant donné ce que nous ont appris de lui trois actes tout entiers. Et, si l’on nous dit que Jean de Sancy est un névropathe, que sa dernière crise morale l’a détraqué, que ce qui surgit en lui tout à coup, dans le désarroi de sa volonté et dans l’oubli de toutes les disciplines religieuses et morales jadis acceptées par lui, c’est, par un phénomène d’atavisme, le féodal primitif, le gentilhomme de proie, le seigneur brigand et chef de « grands bandes », nous nous plaindrons donc que le développement de son caractère, de psychologique qu’il était, soit devenu pathologique.

Il faut dire que, dans le drame paru en brochure, il y a un cinquième acte, tout plein d’horreur et d’incertitude. Là, Robert Charrier, le meneur de la grève, l’homme qui a tiré sur Boussard, est lui-même canardé et « suivi au sang », dans le bois, par son propre frère, un garde-chasse qui n’hésite pas sur son devoir. Puis, Jean rencontre ce Robert, refuse de le livrer, et se laisse tuer par lui d’un coup de fusil. L’auteur semble avoir voulu signifier que la lutte sociale peut armer les uns contre les autres, non pas seulement les hommes des classes ennemies, mais des hommes du même sang : et cela est tragique, et nous en convenons ; mais ce second dessein de M. de Curel nous paraît beaucoup moins rare que le premier.

C’est pourquoi je ne retiendrai, de cet acte supprimé à la représentation, que ce qui regarde l’évolution des sentimens de Jean de Sancy. — Jean reconnaît qu’il a trop présumé de ses forces en croyant qu’il saurait imiter Boussard. Il doute et désespère de tout et tient des propos d’un nihilisme facile : « Ah ! misérable monde !… Où est l’amour ? Où est la charité ? Où est la vérité ? etc. » Un peu après, il regrette son ancien rôle, car c’est par lui qu’il fut quelque