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thème flottant, et çà et là trace de galimatias ; mais quelle ampleur, quelle précision aussi, bien souvent, dans les images ! Comme on reconnaît l’observateur attentif et scrupuleux de la nature ! Ajouterai-je que la pensée de ce symboliste, encore qu’elle soit exprimée en anglais, n’est jamais pour nous inintelligible autant que peut l’être parfois celle de ses confrères de France ; et quel coup d’aile vers des hauteurs où la plupart d’entre eux ne s’élèvent jamais ! Sans parler de ce qui ne peut être rendu : la beauté intrinsèque des mots que les plus habiles sertisseurs de joyaux en ce genre, — nous en avons pourtant et de premier ordre, — pourraient lui envier.

Sa journée était faite, son âme délivrée allait, selon le dernier vœu qu’elle exprima, monter vers le soleil. Dans les montagnes de la Caroline, sous une tente où l’on appliquait le système du campement, préconisé en Amérique, à un état désespéré, il expira, le 7 septembre 1881, entre les bras de sa femme seule auprès de lui[1].


IV

Et maintenant Sidney Lanier aurait-il gagné à vivre davantage ? N’a-t-il pas, dans sa carrière incomplète et brisée, donné tout ce qu’on pouvait attendre de lui ? L’opinion sur ce point diffère du Nord au Sud ; question de clocher. Le Nord n’admet pas qu’on oppose les Poe et les Lanier aux Longfellow, aux Whittier, aux Lowell, tandis que le Sud compare sans hésiter l’auteur de Sunrise et de Corn à Keats et à Tennyson. Ici l’exagération est manifeste.

Quoiqu’il puisse y avoir entre Tennyson et Lanier des traits de ressemblance en matière de technique, quoique le lyrisme de Lanier puisse rappeler quelquefois celui de Keats, il semble bien imprudent de prononcer avec le nom de ce mélodieux chanteur celui des grands poètes anglais. En revanche, Sidney Lanier atteint souvent à la hauteur des grands poètes américains et, de même que Walt Whitman, il est beaucoup plus poète, dans le sens absolu de voyant, de devin, de trouvère que certains astres réputés de première grandeur. La différence, c’est que le génie de ceux-ci brille d’un éclat fixe et soutenu, tandis que le sien ne donne que des lueurs

  1. Le fidèle serviteur nègre de Lanier a prononcé inconsciemment son oraison funèbre : « Dieu, dit-il, lui avait enseigné la chose qu’il faisait. » Et Mrs Turnhill a commenté, dans un petit poème in Memoriam, ces simples paroles.