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rues, jusque-là pacifiques, prirent un air de combat. Les soldats bivouaquèrent sur les places, en attendant qu’il fût pourvu à leur logement.

Ce fut pour la république, continue Gœthe, une lourde charge : mais à personne elle ne parut plus lourde qu’à mon père, qui, outre le déplaisir de voir chez lui des uniformes étrangers, des soldats d’une cause antipathique, avait encore le désagrément de leur ouvrir une maison toute neuve, ou du moins fraîchement reconstruite, et garnie, à son jugement, des objets les plus précieux. En effet, il y avait à peine quelques mois que le vieux conseiller avait accroché aux murs ses tableaux et ses cartes, rempli les armoires de ses verres de Venise et de ses bronzes. Il était, comme on sait, collectionneur et amateur. Il encourageait les arts à sa manière, car il ne craignait pas de faire travailler les peintres de Francfort et de Darmstadt, aimant à répéter qu’on aurait tort de se limiter aux tableaux anciens, puisque cette patine noire ou brune qui en fait le prix, les tableaux modernes ne manqueront pas de la prendre à leur tour. Il en jugeait, nous dit son fils avec une indulgence assez irrespectueuse, comme des vins du Rhin, qui se bonifient avec l’âge, sans qu’il y ait aucune raison de croire que ceux des années suivantes ne feront pas de même. On comprend que le possesseur de ces richesses ne fût pas rassuré. Il ne pouvait, dit son fils, rien lui arriver de plus désagréable.

L’occupation tant redoutée se présenta sous la forme d’un officier, qui se fit connaître du maître de la maison comme étant le comte de Thorane. Il était natif de Grasse, en Provence, non loin d’Antibes. Il avait le grade de capitaine d’infanterie. Mais il venait d’être chargé des fonctions de lieutenant royal ou lieutenant de roi, titre aujourd’hui oublié, et qui a besoin d’être expliqué : en sa qualité de lieutenant de roi, il était le gouverneur de Francfort pour les affaires civiles, c’est-à-dire qu’il était chargé d, es nombreuses et délicates affaires résultant des rapports entré la garnison et les habitans de la ville. C’était un homme long, maigre, sérieux, le visage défiguré par la petite vérole, avec des yeux noirs pleins de feu, un air de dignité mesurée et contenue. Il avait, ajoute Gœthe, plutôt l’air d’un Espagnol que d’un Français. Il fit, dès l’abord, sur toute la famille, à l’exception du père, une impression favorable. Comme on parla devant lui des chambres disponibles, et comme, dans rémunération, on mentionnait « la chambre