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ait écrite, conseille à ses amis de mettre avant tout l’intérêt de la patrie. Il est toujours, cela va sans dire, le représentant d’un principe auquel il a le devoir de croire et de rester fidèle, mais il n’en fait plus la seule, ni même la principale règle de conduite de ses partisans. Soit lassitude, soit intelligence plus élevée des besoins actuels du pays, la tendance à l’apaisement sur les questions purement politiques est générale. D’autres problèmes sont posés ; les anciens sont résolus ou ajournés, comme on voudra ; mais ils n’exercent plus sur des imaginations cette prise directe, qui était encore si puissante il y a quelques années. On se sent dans une atmosphère transformée.

Cela fait le désespoir des radicaux encore plus que des socialistes. Les socialistes ont ou croient avoir des vues nouvelles ; ils ont de grandes conceptions ; ils ont un programme séduisant ; ils ne promettent rien moins que le paradis terrestre. Aussi ne craignent-ils pas de passer inaperçus, ni de rencontrer l’inattention. Il n’en est pas de même des radicaux. Produits d’une situation qui n’existe plus, ils se sentent mal à l’aise dans celle d’aujourd’hui. L’air respirable leur manque. Leur ancien programme se composait d’armes de guerre contre des dangers dont on a cessé d’avoir peur, ou du moins qu’on ne regarde plus comme imminens. Aussi leurs efforts sont-ils grands pour y faire croire encore, et pour les présenter comme plus redoutables que jamais, d’autant plus inquiétans qu’ils sont mieux déguisés et qu’on les aperçoit moins. Les discours de leurs chefs sont à ce point de vue instructifs, et même récréatifs. Comment ne pas s’amuser en voyant un homme aussi intelligent que M. Bourgeois agiter aux yeux des provinciaux des épouvantails auxquels il ne peut pas croire lui-même, et comparer la situation actuelle à celle d’il y a vingt ans ? C’est, paraît-il, un autre Seize Mai que fait M. Méline, avec M. Félix Faure à la place du maréchal de Mac-Mahon. En vérité, ces contes à dormir debout sont-ils pris au sérieux quelque part ? Dans les conversations moins retentissantes, celles que l’on tient par exemple dans les couloirs, le ton change, le fond est le même. La complainte des radicaux est plus gémissante, mais elle se propose toujours le même objet. On veut bien reconnaître la bonne foi de l’homme du centre, qui soutient le ministère Méline dans les meilleures intentions du monde, mais on lui prédit un triste réveil. À mesure que la réaction désarme, on la lui présente comme plus dangereuse, et déjà à demi victorieuse : elle le sera demain tout à fait ! Des républicains, animés de sentimens à coup sûr honorables, puisqu’ils ont pour objet l’apaisement et la concorde, ne s’aperçoivent pas qu’on abuse de leur simplicité pour les conduire