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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/591

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aux soupers de Chantilly ? » La grande force de La Gervaisais fut précisément d’être « si peu semblable aux autres. » Ce jeune homme à l’air grave, aux manières austères, l’étonna comme une nouveauté ; l’intérêt suivit la curiosité ; le besoin d’aimer fit le reste. Trouvant, pour la première fois, un cœur qui semblait la comprendre, elle étancha avec délices cette soif ardente de tendresse, que son père ni son frère, malgré leur affection réelle, ne pouvaient éprouver, moins encore assouvir. La différence des âges, l’immense distance des rangs, ne furent pas à ses yeux un obstacle ; elle parut même ne les point voir. « L’âme n’a pas d’âge comme elle n’a pas de sexe, » écrit La Gervaisais. De fait, elle ne sait plus qui des deux est l’aîné : la maturité de raison qu’elle admire, la supériorité qu’elle proclame, lui font oublier la jeunesse de ce sage de vingt ans. La médiocrité d’état et de naissance, elle s’en soucie moins encore, car elle ne songe pas au mariage. Nulle allusion à un projet de ce genre ne se trouve indiquée dans sa correspondance ; la possibilité d’une mésalliance n’entre point dans l’esprit de la fille des Condé.

Cependant sa vertu ne conçoit aucune alarme, sa conscience délicate n’éprouve aucun scrupule ; elle s’abandonne avec sécurité au sentiment ineffable qui envahit son être. C’est que longtemps elle s’aveugla sur la nature de cette ivresse, et — selon son propre aveu — « ne vit pas bien clair en son âme. » De telles illusions ne sont pas rares, même avec plus d’expérience ; l’amour, pour bien des femmes honnêtes, n’est souvent au début qu’une amitié exaltée. Mais cette période incertaine se prolongea, chez l’héroïne de cette étude, fort au delà des limites ordinaires. Après les douces joies du séjour à Bourbon, après les tristesses du départ, au milieu même des épreuves de la séparation, elle s’interroge encore, s’examine de bonne foi, et ne distingue pas nettement lequel, de son ami ou de son frère, est « le premier dans son cœur. J’aurais peur de mentir, dit-elle, en décidant la question, » Ce n’est pas naïveté : les ignorances virginales ne résistent guère à l’atmosphère des cours. C’est plus et mieux que l’innocence, qui ne dépend que du hasard : c’est la pureté d’une âme incapable de souillure, la pureté inaltérable, pareille à celle du diamant, « sur lequel aucun trait ne porte coup, aucune tache ne laisse marque[1]. »

  1. La Gervaisais.