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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/593

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n’eût qu’à me regarder pour savoir tout ce qui se passait dans mon âme. » Le sentiment profond qui gonfle leurs poitrines ne se formule pas en effet tout d’abord. Elle surtout, comme il est habituel, n’ose mettre son langage d’accord avec ses actes, laisse deviner ce qu’elle éprouve sans lui donner un nom : « Ce mot d’ami que vous avez eu tant de peine à me faire prononcer, combien de fois déjà je l’avais sur la langue ! J’étais étonnée qu’il ne me fût pas encore échappé ; et puis, quand vous vouliez l’entendre, je m’y refusais. » Mais il « l’exige » un jour, et le mot passe les lèvres, et c’est une jouissance nouvelle.

Maintenant ils proclament leur mutuelle tendresse, en parlent librement ensemble, s’abandonnent à des rêves — irréalisables sans doute — mais si exquis à évoquer, que la seule imagination les enivre : une « petite maison dans les vignes, » une paix inaltérable, « plus de crainte du public, » nulle préoccupation importune, et la durée d’un tel bonheur jusqu’au seuil d’une vieillesse que rien ne rendrait redoutable. Jamais ne s’élève entre eux le moindre dissentiment ; à peine de petites querelles tendres et rieuses, qui ne sont qu’un charme de plus : « Grondez-moi tant que vous voudrez, lui dit-elle ; vous prétendez que vous êtes bourru ; j’appellerai cela être franc, et je ne vous en aimerai que mieux. » Leur amour, en effet, ne les rend pas aveugles ; ils voient réciproquement leurs imperfections, s’en avertissent et s’en reprennent, et mettent leur orgueil à se rendre meilleurs qu’ils ne sont. La plus âgée des deux est la plus étourdie ; elle est aussi un peu « craintive », et s’exagère les suites de son irréflexion : il la sermonne doucement à ce sujet, la met en garde contre les « distractions » dont elle est coutumière, et la rassure en même temps contre leurs conséquences. Quant à lui, son défaut est plutôt l’ambition ; il se sent par instant « l’envie d’être un grand homme ; » et elle l’en dissuade en souriant, avec un spirituel bon sens : « Il me semble que pour devenir un grand homme, il faut que les circonstances s’y prêtent ; autrement, on s’arrange pour cela, les occasions de faire briller ses talens n’arrivent point, et voilà le grand homme manqué. » Ce qui plaît davantage au cœur de son amie, c’est « la bonté, et puis un peu de tendresse pour elle : » elle le tient quitte du reste. Tels sont leurs entretiens ; ils vivent comme dans un songe ; les heures s’envolent si légères qu’ils n’entendent point le bruit de leurs ailes ; et ils sont fiers de leur bonheur, chacun à sa façon et selon sa nature : « Vous