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Hegel, le véritable historien a toujours quelque philosophie naturelle dans l’esprit, et sa philosophie lui enseigne que dans ce monde le bien est souvent mêlé de mal et le mal de bien, que les choses humaines sont très complexes, très embrouillées, qu’on peut en porter de bonne foi des jugemens très divers, que personne n’a absolument raison ni absolument tort, qu’il y a un peu d’iniquité dans les meilleures causes, un grain de justice dans les mauvaises, qu’il n’est pas de nation élue et prédestinée, dont les entreprises soient toujours saintes, dont les procédés et les intentions soient toujours irréprochables, que les peuples ne sont pas les uns des enfans de lumière, les autres des enfans de ténèbres. Treitschke était trop disposé à séparer les boucs d’avec les brebis. Assurément les brebis dont il se constituait l’avocat étaient en droit de trouver qu’il plaidait leur cause avec chaleur, avec action, avec une rare éloquence ; mais il était permis aux boucs de se plaindre qu’il les maltraitât, qu’il les noircît, et de lui représenter qu’il manquait de sérénité, qu’il plaidait toujours, qu’un livre d’histoire n’est pas un plaidoyer.

Dans un moment où le père et le fils se battaient froid, l’éditeur Hirzel s’entremit pour les raccommoder, et le vieux général le pria d’employer toute son influence à obtenir qu’un jeune professeur, dont il était mécontent, racontât l’histoire de la Diète germanique non en homme de parti, mais en historien, nicht als Parteimann, sondern als Geschichtschreiber. Peu après, il lui écrivait à lui-même : « Je crois accomplir mon devoir paternel en l’engageant une fois de plus à laisser là les polémiques de parti et à devenir un pur historien. » Cela prouve que les vieux soldats, qu’on traite facilement de vieux ramollots, ont souvent le sens très net des choses, et que les pères, qui, par un renversement des lois de la nature, font l’office de mères et portent la poche profonde où s’abritent les jeunes sarigues, ont beau adorer leur progéniture, ils ne laissent pas de la juger.


G. VALBERT.