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vais commencer à appréhender de mourir, dans le souci de ne pas la voir tout entière ! Ah ! quelle espérance et quelle crainte, aussi délicieuse ! » Ainsi Joad : « Quelle Jérusalem nouvelle !... »

Hélas ! toutes mes louanges, si vives et si sincères qu’elles soient, languiront auprès de celles-là et paraîtront à l’auteur des façons d’insultes détournées. Mais résignons-nous à parler raisonnablement.

J’aurai le courage ingrat de considérer Cyrano comme un événement merveilleux sans doute, mais non pas, à proprement parler, surnaturel. La pièce de M. Rostand n’est pas seulement délicieuse : elle a eu l’esprit de venir à propos. Je vois à l’énormité de son succès deux causes, dont l’une (la plus forte) est son excellence, et dont l’autre est sans doute une lassitude du public et comme un rassasiement, après tant d’études psychologiques, tant d’historiettes d’adultères parisiens, tant de pièces féministes, socialistes, scandinaves : toutes œuvres dont je ne pense a priori aucun mal, et parmi lesquelles il y en a peut-être qui contiennent autant de substance morale et intellectuelle que ce radieux Cyrano ; mais moins délectables à coup sûr, et dont on nous avait un peu accablés dans ces derniers temps. Joignez que Cyrano a bénéficié même de nos discordes civiles. Qu’un journaliste éloquent ait pu écrire que Cyrano de Bergerac « éclatait comme une fanfare de pantalons rouges » et qu’il en ait auguré le réveil du nationalisme en France, cela montre bien que des sentimens ou des instincts assez étrangers à l’art sont venus seconder la réussite de cette exquise comédie romanesque, et que, lorsqu’un succès de cette ampleur se déclare, tout contribue à l’enfler encore.

Je me hâte d’ajouter que l’opportunité du moment eût médiocrement servi la pièce de M. Edmond Rostand, si elle n’était, prise en soi, d’un rare et surprenant mérite. Mais ce mérite, enfin, quelle en est l’espèce ? Est-il vrai que cette comédie « ouvre un siècle », ou, plus modestement, qu’elle « commence quelque chose », — comme le Cid, comme Andromaque, comme l’Ecole des femmes, comme la Surprise de l’amour, comme le Mariage de Figaro, comme Hernani, comme la Dame aux Camélias ?

Je serais plutôt tenté de croire que le mérite de cette ravissante comédie, c’est, sans rien « ouvrir » du tout (au moins à ce qu’il me semble), de prolonger, d’unir et de fondre en elle sans effort, et certes avec éclat, et même avec originalité, trois siècles de fantaisie comique et de grâce morale, — et d’une grâce et d’une fantaisie qui sont « de chez nous ».

Car, dans le premier acte, tout ce joli tumulte de comédiens et de