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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/703

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n’aime point Lucile ; et ce n’est donc plus du tout la même chose. L’invention de M. Rostand, c’est justement l’abnégation sublime et cependant voluptueuse encore de Cyrano, qui accepte d’aider à la victoire de son rival, et qui s’en console en songeant qu’après tout, c’est son cœur à lui et c’est son esprit qui seront aimés, sans qu’elle le sache, de celle qu’il adore. Voilà, certes, le « comble » du désintéressement et du platonisme en amour, et l’incomparable Arthénice en eût poussé de petits cris.

Et de quelle grâce cette fine comédie sentimentale est menée ! C’est le soir, sous le balcon de Roxane. Christian, abandonné à ses seules ressources, ne sait que dire : « Je vous aime ! » et la précieuse juge que c’est un peu court. Mais Cyrano, dans l’ombre, souffle Christian ; et Roxane estime que c’est déjà mieux. Puis, pour plus de commodité, Cyrano, déguisant sa voix, s’adresse lui-même à la jeune femme ; et sa déclaration, commencée en langage précieux, se termine dans le style et selon le rythme d’un couplet romantique de Victor Hugo :


Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux.
Je vous dis tout cela ; vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop : dans mon espoir, même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez comme une fouille entre les feuilles ;
Car tu trembles ; car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin.


Roxane est touchée de cette ardeur mélodieuse ; son cœur s’ouvre ; et l’exploit de Cyrano ; c’est donc d’avoir changé cette précieuse en femme au profit de son ami. Elle dit à Christian de monter ; et, tandis que les deux amoureux s’enlacent sur le balcon, leur héroïque Galeotto, demeuré en bas, murmure douloureusement et non pourtant sans délice intime :


Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare,
Il me vient dans cette ombre une miette de toi ;
Et, oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit.
Puisque, sur cette lèvre où Roxane se leurre,
Elle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure.


Et là-dessus la fantaisie repart. Une ruse empruntée à l’aimable tradition de notre plus vieux répertoire permet à Christian, grâce à la candeur abusée d’un bon capucin, d’épouser Roxane presque à la