Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étendre, voire à motiver une opinion particulière. Bossetti parle-t-il des Hommes et Femmes de Browning ? Il se borne à dire quand il a reçu le volume, et à énumérer les pièces qu’il préfère. De Tennyson, il écrit que « ce poète est, à sa façon, aussi glorieux que Browning, et peut-être même d’une individualité plus impressionnante » ; de Delacroix, qu’il est « un des puissans de la terre » ; des « fresques italiennes », qu’on lui a raconté qu’une fenêtre avait été percée au milieu d’une « glorieuse fresque de Piero della Francesca ». Ses admirations, ses antipathies, il les énonce sans jamais les expliquer ; et tout porte à supposer qu’au dedans de soi, jamais il n’essaie de se les expliquer. Ce symboliste, ce révolutionnaire, cet initiateur d’une voie nouvelle dans la littérature et dans l’art de son pays, apparaît au point de vue intellectuel un véritable enfant, incapable de réfléchir comme de raisonner. On a l’impression que toute pensée lui est une fatigue, non seulement dans l’ordinaire de la vie, mais même dans l’exercice de son double métier de poète et de peintre. Quand il parle de ses vers ou de ses tableaux, c’est pour demander si telle rime confient mieux que telle autre, ou pour consulter son ami sur un changement dans le choix de ses couleurs. A toutes les lignes reparaît devant nous l’extraordinaire professeur du Collège des Ouvriers qui, mettant sous les yeux de ses élèves un oiseau ou un enfant, se bornait, pour toute leçon, à leur dire : « Peignez cela ! »

Cette inintelligence ne l’a pas empêché, au surplus, d’être un poète charmant ; et peut-être ne l’aurait-elle pas empêché de devenir aussi un bon peintre si, à défaut de pensée, il s’était du moins donné la peine d’apprendre son métier. Mais c’est une peine que jamais il ne s’est donnée : ses lettrés à Allingham nous le prouvent encore. Elles nous expliquent comment il se fait que, avec de précieuses qualités de couleur et d’expression, les tableaux et dessins de Rossetti ne nous causent, en fin de compte, ni émotion ni plaisir. Leur bizarrerie seule, un instant, nous séduit, et sans que nous puissions distinguer au juste, de ce qu’elle a de voulu, la part qui y revient à la maladresse du peintre. Mais cette part est énorme, nous le savons à présent : les lettres de Rossetti l’attestent avec une évidence absolue. Jamais peut-être un artiste ne poussa plus loin l’ignorance des procédés les plus élémentaires de son art que ce poète qui tenait ses vers pour un simple passe-temps, et faisait profession de n’être rien qu’un peintre. Le dessin d’un mur de briques lui paraissait une tâche au-dessus de ses forces : il perdait des mois à vouloir faire le croquis d’un veau ; et après s’être exténué à préparer une gravure sur bois, pour l’illustration