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à la place du magnifique héros des batailles impériales, nous n’eussions eu peut-être qu’un aventurier louche, ou pis encore. Il y avait en lui un tel trop-plein d’énergies incoercibles ! Il y en avait tant, qu’après les avoir dépensées en prodigue, il put néanmoins en laisser à son fils, et à son petit-fils même, un héritage assez opulent pour subvenir aux frais de l’énormité de leur œuvre.

Ce fils du général, ce devait être l’illustre romancier et dramaturge Alexandre Dumas, celui dont on a pu dire qu’il fut « une force de la nature ». Chez lui déjà cependant, le type primitif s’atténue : taillé aussi en Hercule, « né pour toujours produire », capable pendant un demi-siècle de répandre incessamment, et sans fatigue apparente, des centaines de volumes, tragédie, drame, histoire, romans, voyages, comédies, « il était entré dans la littérature comme son père entrait dans l’ennemi, en bousculant, en abattant, en renversant tout ce qui ne lui faisait pas place. » Aujourd’hui encore, où, par le fait de l’éloignement, nous pouvons le juger avec plus de sang-froid et de précision, rien que par la fécondité et la forme de son imagination seule, rien que par sa puissance de travail, il nous apparaît comme un prodigieux phénomène en dehors de notre temps, de nos mœurs, et presque de notre race. Et pourtant, il est tout de même un moins beau spécimen d’humanité que le formidable soldat de la République et de Bonaparte : le domaine de la fiction suffit à son exubérance ; ce que l’autre accomplissait, il se contente de l’écrire. Déjà, en effet, les croisemens ont opéré leur œuvre d’acclimatation : un sang plus calme, du sang de bonne bourgeoisie française, s’est mélangé au sang moitié aristocratique, moitié exotique, du grand mulâtre de Saint-Domingue : en 1792, l’officier, étant en garnison à Villers-Cotterets avec le grade de colonel, avait épousé Mlle Marie-Louise-Élisabeth Labouret, fille du commandant de la garde nationale, propriétaire de l’hôtel de l’Écu et ancien maître d’hôtel du duc d’Orléans. De cette union précisément devait naître, dix ans plus tard, le futur auteur des Mousquetaires.

Chez le fils de celui-ci, chez l’enfant qui sera inscrit le 27 juillet 1824 sous le nom seul de sa mère, l’acclimatation sera à peu près complète. Grâce aux figures de Clara Vignot, dans le Fils Naturel, et de Félicité Clemenceau, dans l’Affaire Clemenceau, nous pouvons à peu près reconstituer l’image de l’humble couturière qui, mêlée de si près à la vie de deux hommes illustres, ne pensa