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modèle en est extérieur au poète. C’est même là ce qui a permis à M. Gabriel de Chénier de soutenir que son oncle n’avait pas, comme l’on dit, « vécu » ses Elégies, Que voulait dire en effet ce pieux et chaste neveu ? qu’André n’avait jamais lui-même été le héros de son Oaristys ou de sa Lydé ! que Camille et Lycoris n’étaient que des maîtresses imaginaires ? qu’elles s’étaient appelées à Rome la Délie de Tibulle ou la Cynthie de Properce ? Oui ; mais surtout il voulait dire que, pour André Chénier comme autrefois pour Ronsard chantant sa Cassandre, ou du Bellay son Olive, le plaisir et l’amour avaient été des « thèmes poétiques », choisis et traités pour ce qu’ils contenaient de vérité générale, de matière poétique, de beauté permanente. Si le plaisir et l’amour se définissent par de certains traits qui sont les mêmes à Londres et à Paris qu’à Rome ou dans Alexandrie, ce sont ces traits qu’André Chénier s’est proposé de fixer dans ses vers.


… Dans les arts l’inventeur est celui
Qui peint ce que chacun peut sentir comme lui.


C’est encore celui qui, parmi tous ces traits, sait choisir pour les associer ceux qui formeront l’ensemble le plus harmonieux ;


C’est le fécond pinceau qui, sur dans ses regards,
Retrouve un seul visage en vingt belles épars,
Les fait renaître ensemble, et, par un art suprême,
Des traits de vingt beautés forme la beauté même.


On a reconnu la pure tradition classique ! Ce n’est pas nous qui sommes les juges de la nature et de la vérité, mais, au contraire, c’est elles qui doivent corriger, modifier, condamner au besoin nos impressions personnelles. Allez le dire aux romantiques ! Quand le romantisme ne serait pas « le triomphe de la littérature personnelle et une sorte de perversion de tous les genres littéraires par l’envahissement du Moi »[1], et quand on n’y verrait, avec M. Louis Bertrand, que « le droit pour l’artiste d’affirmer son individualité dans une œuvre, sans y tenir compte des poétiques ou des rhétoriques », ce qui est d’ailleurs

  1. Il y a d’ailleurs une erreur dans la transcription de cette formule : et on n’a jamais avancé, — j’ai de bonnes raisons de le savoir, — que « l’envahissement du Moi » fût pour tous les genres un principe de perversion. Au contraire, on a reconnu, posé même en principe qu’il était la condition du lyrisme ! Mais on a soutenu que, dans les autres genres, dans la tragédie par exemple ou dans l’épopée, dans le drame ou dans le roman, quand on nous promettait de nous montrer François Ier ou Richelieu, Henri III ou Christine, nous avions le droit de nous plaindre, si nous n’y trouvions que Dumas et qu’Hugo ; et le droit encore plus évident de dire que c’est plus beau sans doute, beaucoup plus beau, mais ce n’est pas du théâtre et ce n’est pas du roman !