bien la nécessité de le prévenir, ils arrivent toujours en retard. Ils vont le chercher en Espagne, quand il a passé les Pyrénées ; ils l’attendent sur les bords du Rhône pendant qu’il arrive au pied des Alpes, et lorsque enfin ils l’ont rejoint ; ils se laissent jouer par ses combinaisons adroites, dont ils ne savent jamais se défendre : il les attaque quand leurs troupes sont encore à jeun, ou après qu’elles viennent de faire une marche fatigante ; il les force à combattre dans des défilés où ils ne peuvent s’étendre, le dos contre un fleuve, avec le soleil et la poussière dans les yeux. Cette façon de faire la guerre n’étonne pas seulement les généraux romains, elle les scandalise. Ces stratagèmes leur semblent d’abominables trahisons ; ils les appellent des perfidies, fraudes punicæ. On dirait que ce qui les indigne, c’est surtout de n’être pas battus dans les règles. Ces gens si merveilleusement solides, mais lents et lourds de nature, ont toujours un peu manqué d’initiative et d’élan. Un ennemi nouveau et hardi peut facilement les surprendre dans l’impétuosité des premières rencontres ; ils reconnaissent eux-mêmes qu’il leur faut s’habituer à l’adversaire avant de le vaincre et que, dans presque toutes les guerres, ils ont commencé par être battus[1]. Pour se remettre de leur désarroi, d’ordinaire il leur faut quelque temps. Les nobles surtout, esclaves des traditions et qui en tiraient leur force, se résignaient difficilement à des façons nouvelles d’agir. En face des Carthaginois victorieux, qui les troublaient par leur audace, ne se fiant plus à la fortune depuis qu’ils voyaient que leurs anciens procédés avaient cessé de réussir, ils étaient disposés à traîner la guerre en longueur et à patiemment attendre que l’ennemi leur donnât quelque prise contre lui. Admirables dans la résistance, la décision leur manquait pour les offensives vigoureuses. Au contraire, les plébéiens, plus enclins aux nouveautés, pensaient qu’on ne pourrait vaincre Hannibal qu’en faisant comme lui et ils demandaient qu’on se jetât audacieusement dans la mêlée. Deux fois ils élurent des consuls qui partageaient leurs sentimens et qui, au lieu de se tenir sur les hauteurs, comme Fabius, et de regarder de loin piller les campagnes et brûler les villes, descendirent dans la plaine et offrirent la bataille. Par malheur, ni les généraux ni les soldats n’étaient faits encore à la tactique nouvelle ; ils échouèrent misérablement et manquèrent amener la perte de Rome ; il fallut remonter sur les collines
- ↑ Ea fato quodam data nobis sors est ut magnis omnibus bellis victi vicerimus. Tite-Live, XXVI, 41.