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seuls jusqu’ici mettent de la verdure dans le paysage ; cèdres, sapins, mélèzes, épinette noire, grise, blanche et rouge, celle-ci décimée par une de ces maladies qui n’épargnent pas plus les plantes que les humains ; il a fallu qu’il m’initiât à l’industrie du sucre d’érable, traité à peu près comme chez nous on traite la résine, le sirop s’échappant par un trou percé dans l’arbre ; et je ne me lasse pas de le questionner sur les paroisses qui se succèdent le long du rivage. Rien ne vaut une promenade sur le Saint-Laurent pour initier le voyageur à ce qui est en vérité la clef de voûte de l’histoire du Canada, car chaque paroisse remplace la seigneurie de jadis et les églises ne représentent pas seulement la maison de Dieu, mais encore le pouvoir et la protection qu’exerçait jadis le gentilhomme à l’égard de ses « censitaires ». Gentilhomme, on dirait que chaque fermier l’est un peu à sa manière. Sans aucune revendication envieuse d’égalité, il n’admet pas plus que tout autre Américain les distinctions de classes ; un habitant, comme on l’appelle, en vaut un autre. Certes, l’habitant a beaucoup plus d’aisance que le paysan de France ; il est maître de soixante à quatre-vingts arpens qui, de même que les concessions jadis accordées par le roi, commencent aux riches terres d’alluvion du rivage pour continuer en profondeur jusque sur la montagne, ce qui lui assure des prairies et du bois. Sa maison est fièrement isolée au milieu du domaine ; point de ces agglomérations qui indiquent chez nous un village et dont le roi souhaitait en vain qu’on prit l’habitude dans sa colonie pour que pussent être mieux concentrés les moyens de défense et d’autorité. Toutes ces demeures rurales s’égrènent à d’assez longs intervalles comme les perles d’un chapelet ; on y vit largement, l’épargne ne comptant pas parmi les vertus de l’habitant, si français qu’il soit. C’est même avec le goût fréquent de l’aventure, la différence essentielle entre ces paysans et les nôtres auxquels d’ailleurs ils ressemblent comme des frères. J’en faisais la réflexion tout à l’heure encore en descendant pour déjeuner à l’étage inférieur du bateau où ils sont nombreux. Le contact des Indiens a plus fortement agi sur eux qu’on ne pense, et toutes les fois que se produit un mélange de sang entre les deux races, on voit sortir de cette alliance le type toujours prêt à revivre du coureur de bois. Si de certains noms demeurent attachés à la même terre depuis deux siècles, combien d’errans incorrigibles, en revanche, ont l’habitude de vendre leurs biens aussitôt qu’ils sont en plein rapport et de pousser plus