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et la tête plates ; pygmées difformes, que sais-je ? Comment un pareil cadre n’aurait-il pas été peuplé par l’ignorance d’effrayantes apparitions ? Qu’on se figure un gouffre perpendiculaire de quarante lieues de long, soudainement ouvert, à une époque inconnue, entre le Saint-Laurent et une mer intérieure, le lac Saint-Jean, dont les eaux se précipitèrent avec celles de toutes les rivières qu’il reçoit dans ce qui est devenu depuis le lit bouleversé, tumultueux du Saguenay[1]. Les secousses volcaniques, qui maintenant encore produisent parfois ici des éboulemens, ne laissent aucun doute sur la nature de ce formidable cataclysme ; il en résulte un des plus curieux phénomènes qui se puissent imaginer, un Styx d’une profondeur de mille pieds à certaines places, impraticable à d’autres pour les plus petits bateaux, roulant ses flots ténébreux parmi des rochers énormes. Le nom de Chicoutimi est un avertissement aux navigateurs ; il leur dit en langue indienne jusqu’où c’est profond. Ensuite ce ne sont que cascades et rapides dans un défilé de rochers toujours plus étroit où se confondent les deux canaux sortis du lac Saint-Jean, la Grande et la Petite Décharge.

Les Jésuites portèrent dès le XVIIe siècle l’Évangile aux sauvages ; mais leurs missions avaient pris fin quand un habitant de la Malbaie, Alexis Tremblay, dit Picoté, entreprit d’établir des chantiers sur le Saguenay. Une compagnie de vingt et un associés se mit à faire, comme on disait, la pinière. L’humble épopée de ces bûcherons n’est pas sans grandeur ; le travail, terriblement dur, dans un pays où la glace reste souvent jusqu’à la fin de mai, eût été fructueux sans les accidens, rupture par suite du dégel des booms destinés à retenir les billes de bois sur la rivière, incendies terribles qui plus d’une fois dévorèrent la forêt, atteignant même le village, et, avec cela, Dieu absent, pouvait-on croire, puisque aucun prêtre ne venait chanter la messe, assister les mourans. Cette dernière privation ne fut pas longue ; tout le monde se rappelle le zèle apostolique déployé par les Pères Oblats. Mais ils ne purent empêcher par malheur, si pieuse que fût la population, le développement de l’ivrognerie, qui, s’ajoutant à d’autres désastres, ruina la compagnie des Vingt et un. Elle dut céder ce qui lui restait d’actions au grand industriel anglais, M. William

  1. Lire l’ouvrage un peu touffu, mais si nourri de renseignemens, le Saguenay et le bassin du lac Saint-Jean, Québec, 1896, où cette hypothèse est exposée de la façon la plus saisissante par un écrivain du pays, M. Buies.