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lorsqu’elle avait été mauvaise. On conçoit que cette naïveté en affaires fût férocement exploitée !

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Quand nous sortîmes du port de Chicoutimi, pour revenir sur nos pas, un blanc soleil bien septentrional faisait valoir mieux qu’à l’arrivée tous les détails du paysage, l’éclair des chutes d’eau, le luisant des hauts rochers, la couleur des buttes de sable chargées de bois parfois brûlés. Une triple chaîne très distincte de montagnes bleues nous suivait à l’horizon. Et il me sembla rencontrer pour la première fois, en arrivant devant elle, cette baie enchanteresse de Haha que j’avais cependant quittée le matin même. À distance, les pauvres établissemens qui la bordent ne comptent plus ; il n’y a que son immense étendue, sa courbe superbe entre les deux caps avancés où glissent de longues chutes de neige, la fine couleur violette des collines qui lui servent de cadre, avec leur chevelure de forêts. Vue ainsi de face, la grande baie semble appeler la création d’une ville monumentale dont le mirage s’offre à moi : colonnades de nacre vivante, coupoles de neige, palais de nuages ; rien qui ressemble assurément à ce que peuvent être tentés d’y bâtir les Américains de New-York, ses habitués pendant l’été. Ils viennent sur de grands vapeurs, pousser à leur tour le Haha ! satisfait des gens qui trouvent qu’ils en ont pour leur argent.

En face de Haha se dresse le cap à l’Est verdi à la base, chauve à la cime, tout à fait perpendiculaire. D’énormes blocs de granit ont roulé de son sommet jusque dans le fleuve qu’ils obstruent ; entre lui et le cap à l’Ouest le passage est si étroit qu’on s’étonne que le bateau puisse passer, ce bateau qui a tant contribué à civiliser la région, à faciliter l’écoulement des produits chicoutimois et autres. Combien les génies de l’avalanche « t des tempêtes cachés dans tous ces récifs doivent maudire et menacer la compagnie Richelieu-Ontario ! Mais elle les brave insolemment en faisant siffler sa vapeur, et il faut le lui pardonner puisque sans elle nous ne serions pas ici.

Ce que des esprits chagrins pourraient reprocher au parcours du Saguenay, c’est la continuité d’un pittoresque à outrance ; il n’y a pas de parties sacrifiées pour faire ressortir tel ou tel accident ; on n’a pas le temps de respirer, tout est marqué d’une beauté sinistre, absolument ininterrompue ; toujours ces mêmes pans de montagne abrupts que Gustave Doré a peints plus d’une