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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/634

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en un mot, si le pacte conjugal n’a sa raison d’être que dans l’attraction réciproque des parties en cause, c’est-à-dire dans l’amour, nous en arrivons, suivant l’énergique et pittoresque expression de M. Maurice Colrat, « à transformer l’institution du mariage en une simple liaison privilégiée par la loi »[1] ; et nous échafaudons l’édifice social tout entier sur le sentiment, peut-être le plus violent, mais aussi le plus égoïste, le plus fugitif et le plus instable qui préside aux actions humaines.

Ici, Alexandre Dumas fils, en complet accord d’ailleurs avec l’immense majorité de ses contemporains, a été la dupe de la littérature.

Il possédait cependant une intelligence psychologique trop déliée pour pratiquer sans réticences ce culte béatement extatique de l’amour, dont la naïveté de notre époque a essayé de faire un de ses suprêmes idéals. Il n’ignorait pas que ce prétendu dispensateur éternel de toute énergie, de toute vertu et de toute beauté, — d’où procède, ne l’oublions pas, l’aventure de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux aussi bien que celle de Paul et Virginie ou celle de Roméo et Juliette, — est parfaitement susceptible de susciter les plus honteuses dépressions morales et les pires ravages sociaux. Aussi, sans le moindre scrupule, s’il a consacré une moitié de son talent et de son temps à célébrer les splendeurs et les bienfaits de l’instinct quasi divin, créé par « l’harmonie universelle », et qui pousse les sexes l’un vers l’autre, il a délibérément consacré la seconde moitié à bafouer les ridicules, à dénoncer les bassesses et à maudire les misères de ce même instinct : « En état de nature, l’amour est un besoin stupide de nos sens ; en état de société, c’est une surexcitation factice de notre imagination. Plus on s’éloigne de lui, plus on se rapproche de la vérité… Réduit à sa seule valeur de sentiment, il faut bien le dire, l’amour fait souvent assez piètre figure. Il est volage, dominateur, éphémère, ingrat, aveugle ; il est d’amorce séduisante, mais voilà tout… L’homme qui, dans la vie réelle, limite sa destinée à la recherche, à l’adoration et même à la possession d’une femme est un enfant, un paresseux ou un malade, et la femme qui le dévore et le supprime a parfaitement raison. »

  1. Maurice Colrat : les Problèmes du droit dans le théâtre contemporain ; discours prononcé à l’ouverture de la Conférence des avocats le 21 novembre 1896.