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tendrement ses chiens, mais il s’en remettait à la Providence du soin de les nourrir. Un soir, un de ses hôtes, se retirant mélancoliquement dans sa chambre, le ventre creux, vit s’élancer sur lui un lévrier affamé qui lui arracha des mains sa chandelle allumée, n’en fit qu’une bouchée et le plongea dans la nuit. On ne trouvera pas dans l’autobiographie d’Arthur Young beaucoup de portraits et de récits de ce genre ; il avait fait vœu d’être triste et il se reprochait de ne pas l’être assez.

Les dieux qu’il avait adorés dans sa jeunesse n’étaient plus pour lui que de vaines et grossières idoles, qu’il se repentait d’avoir encensées. Cependant, si régénéré qu’on soit, le vieil homme ne meurt pas tout entier. Il conservera jusqu’à la fin le goût de l’agriculture, mais il en parlait avec moins d’enthousiasme ; il se plaignait des déceptions qu’il avait éprouvées et de n’avoir pas été payé de ses peines : « Si j’avais été, dit-il quelque part, un vicaire de campagne, si, ajoutant à mon revenu un modique traitement de 50 livres sterling, j’avais coulé mes jours dans un paisible presbytère, j’aurais eu plus de chances d’être heureux. »

Fils d’un ecclésiastique qui ne savait pas compter et qui était mort sans avoir acquitté ses dettes, il s’était promis d’être plus habile que son père et de faire fortune. Malgré tout son bon sens, il s’abandonnait facilement à son imagination et s’entendait mieux à conseiller les autres que lui-même ; c’était un homme à projets, il caressait des chimères, se piquait d’être un spéculateur. Au cours de son voyage en France, il fut sur le point d’acheter un domaine dans le Bourbonnais ; on en demandait 300 000 livres : « Sachant très bien que je trouverais à emprunter tout l’argent nécessaire, ce ne fut pas peu de chose pour moi de résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, de l’Europe peut-être ; d’excellentes routes ; des voies navigables jusqu’à Paris ; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l’on peut désirer sur une table, hors les fruits du tropique ; un bon château, un beau jardin, 4 000 acres de terres tout encloses, capables de rapporter quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n’y avait-il pas là de quoi tenter un homme qui avait vingt-cinq ans de pratique ? » Après de longues hésitations, il se ravisa ; il craignait que, non contens d’avoir aboli les privilèges, les démocrates de Paris n’abolissent la propriété, et il se souciait peu d’acheter avec son domaine « sa part d’une guerre civile ».

Aurait-il fait fortune dans le Bourbonnais ? Il est permis d’en douter, puisque, dans le Suffolk et ailleurs, aucune de ses entreprises n’a bien tourné, et que la terre qu’il aimait tant s’est obstinément refusée à