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devint aussi populaire parmi les insurgens que le nom de Lafayette : en 1780, le marquis de Chastelux, au cours de son voyage aux États-Unis, eut l’occasion de dîner chez M. de la Luzerne avec le colonel Armand, « cet homme célèbre en France, dit-il, par sa passion pour Mlle B… et qui l’est, en Amérique, par son courage et sa capacité ».

La Rouerie plaisait aux indigènes par la simplicité avec laquelle il avait su se plier aux mœurs républicaines ; aux Français par sa pétulance teintée d’une nuance de mélancolie ; à tous par son courage héroïque et son indomptable ténacité. La légion qu’il commandait fut détruite en Caroline à la bataille de Cambden ; dès la campagne finie, il passe en France, y achète tout ce qui est nécessaire pour armer et équiper de nouveaux partisans ; de retour en Amérique, il en fait l’avance au Congrès et réorganise sa troupe. Au siège d’York, il monte, l’un des premiers, à l’assaut des ouvrages de l’ennemi, et Washington, en récompense de sa valeur, l’autorise à choisir, parmi les plus braves de l’armée, cinquante hommes pour renforcer sa légion ; partout il se dépense, il se bat, il s’expose, recherchant les postes périlleux, se plaisant aux coups d’audace et, quand la guerre est terminée, il séjourne encore en Amérique pour faire valoir auprès du Congrès les services de ses compagnons d’armes déjà rentrés en France. Il était parti le premier, il revient le dernier, trop tard pour bénéficier de ses services ; les promotions sont faites, les gratifications payées, il ne peut rien obtenir et, vite las de solliciter, s’en va bouder à son château de la Rouerie.

Il ne rapportait d’Amérique, outre la croix de Cincinnatus, que cinquante mille francs de dettes ; un ami rencontré au cours de la campagne, qu’on nommait le major Chafner ; et des opinions égalitaires un peu trop expansives peut-être, qu’il eût mieux fait de dissimuler. C’était, en effet, en 1783, un piètre moyen d’obtenir un commandement que de terminer sa requête ainsi qu’il le faisait : « Dans un pays où la naissance donne des droits privilégiés, j’aurais pu, sans vanité et certainement sans attacher une idée bien sérieuse à ce genre de mérite, me mettre sur les rangs avec ceux qui placent leur espoir sur cette base, mais j : ai servi et c’est à ce titre que je désire obtenir de servir, toute ma vie. » Il resta donc avec son titre purement illusoire de brigadier général au service des Provinces-Unies, le regret de voir son avenir perdu et sa situation pécuniaire embarrassée, et l’obligation de rester oisif dans